vendredi 31 mars 2017

Une princesse aux marches du Pallet




Née en 1954 à Nantes, Danielle Robert-Guédon a publié : « Le désespoir du singe » (éditions Balland, 1997), « Le grand abattoir » (Balland, 1999), « Déposition » (Filigranes, 2000), « Je reçois » (Balland, 2002), « Les vivants, les morts et les marins » (Joca Seria, 2005).

Dans notre série de l'été 2005, la romancière nantaise Danielle Robert-Guédon raconte les vacances de son enfance. Une parenthèse enchantée entre vignes et Sèvre.

« Mes grands-parents avaient une toute petite maison au Pé-de-Vignard, près du Pallet. Ils me gardaient souvent et je passais l'été chez eux. Mon plus beau succès médiatique eut lieu quand j'avais huit ans. J'avais inscrit mon nom à la craie sur toutes les portes en bois du village, celles, peintes en noir, des innombrables caves, appentis et pressoirs où les hommes se retrouvaient le soir pour goûter le muscadet. »
« «Le nom des sots est écrit partout», me répéta chaque jour mon grand-père, jusqu'à ce que les pluies d'automne aient effacé mes velléités de gloire ».
Les étés de l'enfance, et jusqu'à ses quatorze ans, ils ont pour Danielle Robert-Guédon la couleur des levers matinaux et des longues promenades entre les ceps, au lever du soleil : « J'ai toujours eu l'impression d'étés très chauds : Ma grand-mère me gardait à l'ombre à midi, car il y a peu d'ombre dans le vignoble. Mon grand-père me réveillait tôt, vers six heures et demie. Avec un petit voisin, je partais chercher du lait, le soleil se levait à travers les vignes. Entre le Pé et Saint-Michel, on traversait par les voyettes, de simples sentiers à travers champs. Au retour, on s'amusait à faire tourner le bidon sans renverser le lait. »

Déambuler dans les vignes...

La petite Robert ne renverse jamais le pot au lait, mais elle a peur. Peur du hérisson en boule au milieu de la voyette. Peur des rats sous le tunnel de chemin de fer. Des rats qui peuplent l'égout plein du sang provenant d'une boucherie proche. Pas fière, la petite Robert. Mais heureuse d'évoquer ces souvenirs d'enfance qui la ramènent au temps de la campagne, de la culture paysanne. « Là, je ne me posais aucune question. C'était bien. Quand je raconte ça à mon fils, j'ai l'impression que c'est le XIXe siècle. Il n'y avait pas encore l'eau courante, dans ces années 1960-62. J'avais une douzaine d'années. J'allais chercher l'eau à la fontaine. Il y avait une petite cour avec une tonnelle de vigne. Avec mon grand-père on devinait des formes, des visages, des animaux, dans les feuilles. Les voisins venaient chanter le soir. La petite fille du parc Montsouris, Les flots bleus, Le grand Lustucru...
C'est le Grand Lustucru qui passe,
C'est le Grand Lustucru qui mangera,
Les enfants qui ne dorment guère,
Tous les enfants qui ne dorment pas.
J'y croyais, au Grand Lustucru ! »
Sa petite bande, ce sont Jacques, Odile, Hélène, François Lorre. « On jouait, mais surtout, on déambulait. On se baignait dans la Sèvre, ce qui est impensable aujourd'hui, on goûtait au bord de l'eau. »

Grand-père et grand-mère

Et la grand-mère ? Hélène Robert, elle transmet. Autre chose que Jean Robert, qui enseigne le nom des arbres et, lorsque c'est l'heure de se coucher, les différents mots d'argot pour dire « lit » : pucier, page, niche.... Ce cours du soir a lieu de part et d'autre du rideau qui sépare la chambre des grands-parents de celle de la petite.
« Grand-mère me faisait faire la prière. «On va prier pour tous les gens qu'on aime dans la famille». C'est comme ça que j'ai appris la généalogie familiale, la prière était prétexte à raconter la famille. »
Il y a aussi les promenades avec grand-mère. « Elle m'amenait visiter les veuves du village. L'une d'elles avait trente chats. Elle allait boire un petit verre chez madame Gestin. Je me souviens aussi d'une femme toujours vêtue en homme, qui fumait des roulées. Mon grand-père l'appelait George Sand (il m'interdisait d'ailleurs la lecture de Colette, la dépravée). C'était un monde où le masculin et le féminin étaient très marqués. Mais, en tant que petite fille, j'étais quand même tolérée dans les pressoirs. » Le vignoble des années soixante, c'est un monde aussi compartimenté qu'une tribu indienne, où l'enfant va d'un tipi à l'autre pour grappiller ce qu'il faut savoir, le monde des hommes dans l'ombre des celliers, le vin, les discussions politiques avec l'instituteur de gauche et les voisins.
Et celui des femmes aux heures chaudes, lorsqu'il n'y a plus qu'à apprendre à coudre avec grand-mère.


Daniel Morvan.

jeudi 30 mars 2017

Pierre Gallais: L'art m'attend, moi le matheux (archive 1992)

Pierre Gallais est un artiste qui puise son inspiration dans les maths. Première rencontre à Quimper, où ce centralien artiste exposait ses œuvres en 1992. 


"L'art m'attend, il y a mathière à méditer" © DR

En juillet 1992, une galerie quimpéroise (Artem) expose un créateur d'objets mathématiques: Pierre Gallais, centralien atypique, DEA de mathématiques pures, scénographe lumière, rêve d'un monde qui n'opposerait pas art et science, et y met une bonne dose d'humour.

Diplômé de mathématiques pures, le rennais Pierre Gallais avoue avoir longtemps tout ignoré de l'art. « Enfant j'avais le virus de la peinture et je marchais bien à l'école. J'ai mené les deux à fond, intégré l'école Centrale avant de partir vers d'autres horizons. » 


Ce chercheur pur cherchera vite à quitter l'isolement de la tour d'ivoire et à provoquer la rencontre entre les deux courbes de ses passions: poésie et math, au point qu'il nomme l'armathan. "Je ne me suis pas vu construire des ponts et j'ai vite bifurqué. Je me suis mis à jouer sur les hologrammes et à exposer le théorème de Pythagore dans des lieux publics. L'homme a inventé les mathématiques pour comprendre le monde. Elles peuvent aussi l'aider à créer une oeuvre esthétique. » 

Exposition "Mathematics" à la Cité des sciences de Paris © DR


Lorsque les mathématiciens parlent de l'élégance d'une démonstration, de la poésie inhérente à une théorie, ils sont malheureusement les seuls à comprendre ce qu'ils éprouvent. Pierre Gallais fait partie de ces chercheurs pour qui style et poésie peuvent devenir un but en soi. Il planche sur ses équations à seule fin de transmettre ses émotions de chercheur. Des lieux comme le centre Georges Pompidou, le FRAC Rhône-Alpes ou le musée d'Art contemporain de Nice ont accueilli ses interventions géométriques, reliées à des créations laser et électroacoustiques. Pierre Gallais aime à railler le sérieux des idéaux mathématiques en les matérialisant. "Les gens qui ont réussi quelque chose ont suivi divers chemins, dit Juan Miro. Mais aucun ne s'est écarté de son chemin."


Pierre Gallais : « ma thématique appliquée », galerie Artem en transit, 1er étage des halles Saint-François, jusqu'au 30 juillet 1992, de 15 h à 19 h, sauf dimanche et lundi. Entrée gratuite. 

Pierre Gallais, plasticien mathématicien © DR

Le Concorde projette du rêve depuis cent ans

Fanny et Sylvain Clochard

Le Concorde projette du rêve depuis cent ans
samedi 18 mars 2017 
801 mots
Daniel Morvan
Le Concorde, cinéma du quartier Chantenay-Zola à Nantes, fête son centenaire en 2017. Une fête anniversaire hors les murs, à l'ancien cinéma Olympic, marquera le début des festivités.

À l'origine, un dancing

Le Concorde n'a pas toujours été ce ciné de quartier connu de tous les cinéphiles nantais, qui adorent y découvrir les nouveautés en léger différé. Ou déguster les petits films fragiles ciselés par des cinéastes militants.
« À l'origine, c'était un dancing, indique Sylvain Clochard, successeur de son père Gérard à la gérance du Concorde. Ce cabaret finançait les colis des prisonniers de guerre en Silésie. Fin 1916, un soldat démobilisé est arrivé avec un petit projecteur Pathé 8 mm et une toile de tente. Il a dit : je vous fais une projo à la fin du bal. »

En 1918, le Grand National

La piste de danse s'est remplie de tables et de chaises. En janvier 1918, le concept est validé : vingt-trois ans seulement après la projection du premier film de l'histoire du cinéma, le Grand National, cinéma de 1 000 places (chaises, bancs) ouvre ses portes pour son premier siècle d'activité.
La commune rouge de Chantenay-sur-Loire a son cinéma, dans les salles 1, 2 et 3 de l'actuel Concorde. On descendra à 600 places de fauteuils vers 1920.
En 1934, il devient le Moderne. Aucun travail d'histoire n'a été réalisé sur le Concorde, ainsi baptisé dans les années 1950, période du boom des cinés de quartier.
Dans les années 1970, il se subdivise en trois, puis quatre salles, avec une orientation nouvelle « art et essai ».
Avant le rachat en 1984 par Gérard et Laurence Clochard. « J'avais alors 10 ans, se souvient Sylvain. Mes parents, trentenaires, s'ennuyaient dans leur métier et cherchaient quelque chose d'excitant. Ils ont hésité entre un poste à l'ambassade de Cuba et le rachat d'un cinéma moribond à Chantenay. Il ont choisi la seconde option.»

Séances mythiques de 23 h

Ce qui passe pour une blague se révèle être un concept : voir et montrer les films qu'on aime, tel est le projet du jeune couple. Ils découvrent le métier, rencontrent un public qui leur ressemble, la génération de 1968, biberonnée au ciné d'auteur, de Renoir à Truffaut.
Le cinéma en marge se trouve un lieu branché à Nantes« C'était cool, raconte Sylvain Clochard, un ciné avec des séances mythiques de 23 h, où l'on projetait Midnight express ou The rocky horror picture show devant des hordes de punks. « Je ne veux voir qu'une crête », ordonnait mon père. Et les disciples de Sid Vicious se rangeaient sagement. »

Sans pub

Cent ans après la première séance, la devanture vintage du Concorde s'élève toujours, comme une vigie, sur le boulevard de l'Égalité. Dans le vertigineux hall d'entrée qui conduit vers les vastes divans-fauteuils en cuir noir, l'attente est minimale : on s'immerge vite dans l'une des quatre salles pour des séances à injection directe, sans pub. L'absence de transition renforce la puissance onirique de l'écran.
Le Concorde reste le cinéma qui projette le plus grand nombre de films différents. « Dans l'agglomération, 56 écrans montrent 25 à 30 films, alors que les quatre écrans du Concorde en diffusent de 18 à 25. »
Une diversité qui continue à plaire à un public de la grande génération des cinéphiles. Mais si vous projetez Midnight express, vous aurez toujours un vieux punk à pointer sa crête au guichet. Presque déçu de ne pas entendre la voix de Gérard Clochard: «Je ne veux voir qu'une crête ! » 
Pour le reste, rien n'a changé.

Daniel MORVAN.
Contact. Cinéma Concorde, 79, boulevard de l'Égalité, à Nantes, www.leconcorde.fr. 6 € la séance, 5 € moins de 26 ans, 4,80 € abonnés, 4 € moins de 14 ans.

François Matton. Exercices de poésie pratique


Exercices de poésie pratique
QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
lundi 27 mars 2017
176 mots
Daniel Morvan
« Tant que vous resterez dans la peau du vieil homme, n'espérez pas connaître autre chose que les montagnes russes de l'âme slave »... À la manière d'un guide de méditation, François Matton propose un guide de poésie pratique bourré d'autodérision. Et illustré avec talent. On s'amuse beaucoup à voir l'écriture traitée comme une discipline spirituelle, une manière de réorchestrer ses chakras ou d'affronter la frustration de l'homme moderne. En trente chapitres, la poésie trouve enfin ce rôle pratique auquel Rimbaud rêvait : ronronnez d'aise sans plus penser à rien, peuplez votre solitude, flottez pour l'éternité au coeur de la poésie : « Votre oeil n'a plus rien à envier à celui de l'aigle royal, votre odorat vaut celui des chiens truffiers, votre ouïe peut s'aligner sur celle de la chouette effraie, votre toucher est aussi fin que celui des grands primates. Bref, vous voilà enfin équipé pour une vie de poète digne de ce nom. »
Daniel Morvan
François Matton: Exercices de poésie pratique. POL, 128 p., 12€

Echappée belle à la Madeleine: La Havane sur Loire

DR

Lundi 10 mai 1999, 
989 mots
Si Hemingway vivait et visitait Nantes, c'est à la Conga des Bananes qu'il mangerait, en écoutant Compay Segundo. Et peut-être dirait-il, en exagérant un peu : « La Madeleine, c'est La Havane ».
La preuve que les artistes sont bien dans leur quartier, c'est l'espadon de la Conga des Bananes. Un bar-restaurant sans bananes, mais avec congas. « L'idée de ce nom vient d'un titre d'une bande dessinée de Hugo Pratt. » Alain Peneau a découvert la Madeleine par hasard, en cherchant un lieu pour y loger son rêve de restaurant carribéen, avec un magnifique espadon de résine. « La Madeleine, ce n'est pas le centre ville. Quand on vient ici, c'est parce qu'on a décidé de manger ou de boire un verre à la Conga des Bananes, comme on va à la Belle Équipe ou à la Civelle. Manger ou boire, pas les deux : j'ai découvert ça, les Nantais aiment bien commencer dans un lieu et continuer ailleurs. » Ou l'inverse. Donc, pas le centre ville. D'ailleurs, ce quartier si vivant le jour est, de l'aveu du restaurateur, aussi désert la nuit que la rue principale de La Ferté-Bernard un soir de couvre-feu. « La Madeleine devient un quartier résidentiel, avec beaucoup d'employés du secteur tertiaire. Les squats tendent à disparaître, car on détruit beaucoup d'entrepôts. Cela risque d'altérer le pittoresque, mais les résidents cherchent un environnement plus calme. Ceci dit, nous n'avons jamais eu à nous plaindre des squatters. » Alors, cette conga ? « La conga, c'est un rythme des Caraïbes. A cause des bananes, les gens croient qu'il s'agit d'une ancienne mûrisserie. En réalité, il s'agissait d'une boulangerie. » Ici, on peut déguster sans honte un Romeo Y Julietta, un Monte Cristo ou un Davidoff de la cave du maître de maison, un vieux rhum de La Havane ou de Port-au-Prince, un curry ou un colombo, plats de porc ou de volaille, accompagnés de sauce épicée d'origine indienne. Et écouter de la musique exclusivement acoustique et non amplifiée, en compagnie de personnes qui ne sont pas seulement ces « quadras BCBG » qu'Alain Peneau pensait attirer. « Ici, les 20 ans et les 70 ans cohabitent très bien. » 

Le merle et l'androïde 

Une mûrisserie, en voici une : rue Émile-Péhant, avec ses claires-voies. Nous sommes à l'Artomatique, un ancien garage automobile simplement rebaptisé en changeant le « u » en « r ». L'Artomatique, lieu officiel d'un collectif d'artistes, héberge neuf ateliers d'artistes répartis dans des coins de garages et des soupentes signalés par des anciennes plaques bleues de rues. 
Cédric Angelin, par exemple, travaille rue de l'Aveyron. Cet ancien élève de l'école Boulle prépare un beau fond rouge, où il a peint des carrés d'or. Ce qu'on peut souhaiter de mieux à un habitant du quartier, c'est d'avoir ce tableau sur l'un de ses murs. Un colosse passe, portant négligemment une poutre de chêne sous le bras. « Ici, c'est un superbe endroit. 
En l'an 2000, un coup de bulldozer là-dedans et hop, terminé ! Mais je préfère être là qu'à ne rien faire dans la rue. Pour le reste, voyez le président. » 
Au fond de la cour, un hangar en planches abrite le lieu des fêtes du collectif. Très excité, Axel Rhod prépare une soirée DJ « spatial kitsch ». Avec des planches récupérées dans des bennes à ordures, il fabrique des soucoupes volantes où, vendredi, les disc jockeys vont emmener tout le monde dans les mondes intergalactiques de la house et du trip hop. 
Axel Rhod n'a pas le temps. Trop speed, mais bon, cinq minutes alors. T'as du feu ? « Je ne m'implique pas directement dans l'association de l'Artomatique, car je démarre un peu dans mon travail de sculpteur. Mieux vaut s'adresser au président. » Des oscars géants pour boîtes de nuit, des totems pour concerts de rock, des femmes androïdes en pièces mécaniques. Bonne chance, l'artiste, dans un monde de vitesse. 
Et que la Madeleine garde sa lenteur. 
Lorsqu'on marche dans les rues de la Madeleine, la Loire est très discrète. Elle se devine seulement au bout de la rue Fouré et des Olivettes. Pour entrer en contact direct avec le fleuve, il faut quitter la Madeleine, prendre un chemin entre le quai Magellan et la Loire, emprunter un ponton aux pieds duquel l'eau coule sans bruit. Tournant le dos aux immeubles, un pêcheur monte et remonte son trémail, mais a sans doute oublié de prier sainte Alose. Quand il n'y aura plus de quartier, il y aura toujours la Loire. 
Encore plus loin, c'est l'îlot Bitche, derrière la Cité des congrès, exemple d'urbanisme de la table rase. Comme un dinosaure de bande dessinée, un tractopelle grignote délicatement la toiture des Hydropath. Ici, la grondante écluse Saint-Félix, derrière laquelle on devine, comme enchaînés aux eaux, des mondes de pépiements, de merles siffleurs, de grives soûlées de soleil, de charrues au front buté, de cris d'enfants chasseurs d'arcs-en-ciel, de cornemuses à ciel ouvert, le vacarme champêtre qui manque à la ville, l'écluse marque le point kilométrique 00,000 du Canal de Nantes à Brest. Le point zéro de l'allée royale des marcheurs. C'est tentant, mais ça ne serait pas sérieux.

Les bleus passés de la Madeleine (1305 mots)

‎vendredi‎ ‎7‎ ‎mai‎ ‎1999
1305 mots


Chaussée de la Madeleine, des arches perdues attendent leurs aventuriers. Chez Robert, il y a Madeleine. Une jeune femme moderne qui allait bien avec les trolleys et va toujours très bien avec la Madeleine. Et des disciples de Jah Rastafari Haile Selassie I, qui brisent les chaînes de l'esclavage mental.

L'épouse de Robert se prénomme Madeleine, comme son quartier. Un beau visage à la Simone de Beauvoir, une distinction qui émane de toute sa personne. On l'imagine sans peine, la jolie môme de Vertou, dans son trolleybus jaune ou sur sa bicyclette bleue, à la veille de la guerre, la tête pleine de rêves. Ses mémoires de jeune fille rangée ? « On devait paraître olé olé à l'époque, s'amuse-t-elle. Les gens se couchaient tôt, vous savez, et il n'y avait pas la télévision. C'est pourquoi ils avaient beaucoup d'enfants. »
Robert et Madeleine se marient très jeunes, à 20 ans (encore mineurs), pour éviter le STO (Service du travail obligatoire, imposé par le régime nazi aux populations d'Europe). Madeleine est secrétaire dans une armurerie.
C'est un couple moderne, qui consacre tous ses loisirs au sport et au tourisme : « Nous, c'est l'aviron et le patin à roulettes qui nous a conservés ! Nous avons fait le tour de Bretagne à vélo. Notre endroit préféré ? Bénodet, Sainte-Marine et Concarneau. »

Ce qui allait de soi de la part de ces personnes de goût. Et puis un beau jour de 1968, le grand saut vers les Baléares : « Notre premier grand voyage sans le vélo ! » 

La chaussée de la Madeleine marque la limite sud-ouest du quartier. Plusieurs passages sont encore ouverts, révélant les dessous enchevêtrés du faubourg, où luisent les vieux pavés, où les matous ont des indifférences d'aristochats sur leurs toitures de fibrociment, où se démantibulent des ruines et se planquent belles maisons rénovées.
Au fond d'un passage bordé de platanes anarchiques, des râteliers encore en place laissent imaginer des piaffements d'écuries. L'un des projets de Nantes Aménagement est de rénover ces passages, de remettre au jour des arches d'entrée dissimulées derrière des façades et de retrouver l'alignement du XVIIIe siècle. A l'angle, là où Aimé Delrue (l'amuseur public de Nantes) contemple l'éternité sur sa plaque de bronze, sous une immense toile représentant un toucan (signée Alain Thomas), Patrice Nicolas a installé sa menuiserie. « Un emplacement remarquable, proche du centre et du périphérique. » 
L'atelier du bois emploie trois salariés. Un vaste local de 500 m2, odoriférant et clair, entièrement dédié au meuble en pin brut ou teinté. Armoires à croisillons ou à grillages, bibliothèques blanchies façon céruse pour des maisons qu'on n'aura jamais : l'atelier sur cour oscille entre la tendance déco océanique et le sur-mesure pour cadres en jet-lag. Certes, l'Atelier sur cour ne pratique pas les prix d'Ikea, mais le prix n'est peut-être pas ici la donnée première. « Nous sommes intéressants sur les gros volumes, explique Patrick Nicolas. Le rapport à l'artisanat est affaire de culture. Seules viennent nous voir les personnes qui ont une idée précise du meuble désiré. Celui qui achète un meuble dans une grande surface aurait peur, ici, de ne pas savoir ce qu'il veut. C'est pourquoi notre clientèle est très bourgeoise. » 
Dans ce coin de la Madeleine, on trouve de très beaux bleus passés. Par exemple, au no 10 de la rue Columelle, une maison ornée de carreaux de mosaïque, qui a sûrement une sœur au Portugal.

Rue Marmontel, balisée à l'angle par le pochoir de l'Hydropath, un autre bel immeuble à balcons bleus, où pendent des blue jeans en loques ; dans la cour, un entrepôt, lui aussi en loques. La maison des rastas En face, c'est l'Usure, un squatt en état de décomposition avancée, où un jeune sculpteur s'acharne sur une poutre de chêne fendue mais d'un bois dense, pour en tirer une sorte de Neptune joufflu.

C'est le versant presque clandestin de la Madeleine des artistes ; la rue Pélisson, où se trouvent les ateliers des élèves des Beaux-Arts et le gratin du « post-diplôme », étant sa partie officielle. Pour entrer dans la « Maison des rastas », rue Marmontel, il faut montrer patte blanche, prouver qu'on n'est pas de la police. 
A l'arrière de l'ancienne droguerie Delrue, jouxtant les ateliers d'artistes (un bunker à interphones), l'entrée se signale par une peinture murale, quelques coupures de presse sur la dépénalisation du haschisch et une affichette : « Ne pas fumer ». Allons bon ! Ras Préco, le vice-président, explique : culture rasta, la cuisine végétarienne pratiquée comme un art, désignée sous le terme générique de I-tal (20 francs la part pour les adhérents, 30 pour les autres), qu'il s'agisse de riz parfumé au coco ou de boulettes de soja. Le local, sur deux étages, propose un lieu d'exposition, une bibliothèque et vidéothèque, et, sous les toits, un studio d'enregistrement - le repaire des dix membres actifs, les seuls autorisés à fumer des cigarettes. « Le reggae, rasta, hip hop, c'est la grande tendance aujourd'hui, explique le « natty boy ».

Ici, quand on a ouvert la Maison des rastas, on a failli se trouver débordés. Nous regroupons aujourd'hui 30 groupes et artistes solo. C'est même un problème, car ces groupes se plaignent que l'Olympic et Trempolino ne fassent rien pour eux, alors qu'ils sont maintenant la culture musicale dominante. On a vu passer Elmer Food Beat, Dominique A, Dolly and Co, et nous, rien ! » Pas tout à fait quand même : l'association utilise souvent les salons Mauduit pour ses concerts. « C'est pour nous calmer, rétorque Ras Preco. Et c'est pas ce qu'on a demandé : une vraie salle de concert, d'expos et de danse pour la culture rasta. Nous, on n'a pas envie de laisser les autres faire à notre place, on veut faire nous-mêmes. »
Tous Martiniquais, les fondateurs de la Maison des Rastas représentent une vraie force, celle du reggae et de la black music. La Madeleine, dans tout ça ? « Etre rasta, c'est un mode de vie. Il concerne les vêtements, l'alimentation, l'abstinence de boissons alcooliques par exemple, mais c'est avant tout un travail sur la conscience. Le travail, on le fait sur nous-mêmes, avant de parler de l'envi ronnement. On tâche d'être le plus positif possible. » La Maison des Rastas est maintenant l'une des têtes de pont françaises de la culture rasta pour des Martiniquais comme Wakad el Shabbazz, musicien, et tous les « frères » qui recherchent un point de chute.
Daniel Morvan

mercredi 29 mars 2017

Jérémie Gindre: Nouvelles impressions d'Amérique

Au Manitoba, l’horizon a conservé assez de champ pour accueillir un musée des grands espaces canadiens. Enfant à part dans une communauté de pionniers et de cultivateurs, le jeune Donald découvre une machine à remonter le temps : une vallée riche en fossiles et pointes de flèches. Cette faille temporelle recèle aussi bien des vestiges préhistoriques que les ruines, vestiges ferroviaires et squelettes de l’âge de la conquête.
Lorsqu’on lui confie la décoration d’un nouveau café de la ville d’Eastend, Donald trouve sa vocation: peindre un panorama de la Prairie, commençant par une chasse au bison et se terminant par la vision futuriste d'un pick-up rouge en route vers des gratte-ciel. Ainsi prend naissance ce petit musée de la Prairie, parc à thème né de l’imagination de l’auteur suisse Jérémie Gindre. Le plus extraordinaire de ce livre, qui semble un pur produit de la « nature writing » américaine, est qu’il est une œuvre certes documentée mais aussi largement imaginaire. Jérémie Gindre revisite avec la passion d’un ethnologue le folklore western, les calendriers de pierre des Indiens des Plaines, les rituels chamanes, l'archéologie du wild west ou les stratocumulus du Manitoba: "Le stroboscope des éclairs diffus annonçait le spectacle. Ils culminaient par un feu d'artifice intranuageux, un corail de foudre qui se déchaînait en altitude sans jamais rejoindre le sol, éclatant sans bruit".
À lire comme on remonte un canyon à cheval, le regard perdu au loin, là où se forment les grands orages stratosphériques qui punissent les enfants trop curieux…
Daniel Morvan
Jérémie Gindre : Pas d’éclairs sans tonnerre. Zoé (Suisse), 240 p., 17 €. Dist. Harmonia Mundi.

jeudi 23 mars 2017

Théâtre. Dieudonné Niangouna ou la fureur de dire




L’auteur de théâtre congolais Dieudonné Niangouna présente à Nantes une pièce-fleuve : Nkenguegi, voyage à travers les migrations… À l’affiche du Grand T du 26 au 28 avril 2017.



« C’est l’histoire d’une troupe de théâtre qui répète une version contemporaine du Radeau de la Méduse. C’est l’histoire d’une fille debout à sa fenêtre qui se voit passer dans la rue… » Il y a bien des histoires dans cette pièce intitulée Nkenguegi, écrite et mise en scène par Dieudonné Niangouna.
Dernier volet d’une trilogie (Le Socle des vertiges), Nkenguegi a été créée au festival d’automne de Paris en 2016, puis montrée à Lausanne, Saint-Denis, Francfort. Avec sa troupe de onze comédiens, le metteur en scène né à Brazzaville en 1976 mêle palabre provocatrice et pamphlet politique, dans un bazar débridé de situations gravitant autour d’une image : une tribu d’affamés errants au milieu des eaux, les naufragés du Radeau de la Méduse, peints par Théodore Géricault.


« C’est un télescopage d’espaces, Paris, Brazzaville, le radeau, autour d’un personnage de fou du village. Autour de lui, je dessine la carte d’une république bananière en pleine décomposition », analyse le fougueux congolais.
Est-il représentant d’un « théâtre africain », lui dont le parcours se construit en Europe, d’Avignon à Amsterdam et de Limoges à Francfort ? « J’ai été formé dans la lecture systématique de toutes les cultures et toutes les formes d’expression. Me définir comme auteur africain serait obéir à ce qu’est écrire africainement. L’histoire totale du théâtre et de la littérature dépasse la géographie. »
Poète, acteur, dramaturge et metteur en scène exilé de son pays, Dieudonné Niangouna fut artiste associé du Festival d’Avignon 2013. On l’associe à la notion de « théâtre de texte », à une rage d’expression à la hauteur du continent noir et de son besoin d’une parole libre. Catherine Blondeau, directrice du Grand T, rappelle qu’il est l’héritier de Sony Labou Tansi, « un écrivain d’une envergure comparable à Gabriel Garcia Marquez, même s’il n’a pas eu sa célébrité ».


Issu du vivier théâtral de Brazzaville, ancienne capitale de l’Afrique équatoriale française, le bouillant Dieudonné hérite donc d’une tradition flamboyante à la gloire du texte et de la langue française. « Mon père était grammairien, raconte-t-il, il recevait Léopold Sédar Senghor à la maison, et avec lui, il pouvait passer des heures autour d’un simple mot ».
Niangouna aura aussi su tirer parti des enseignements théâtraux les plus divers, au sein des troupes de la capitale congolaise, associant politique et poétique, en jouant avec la censure. Son théâtre n’est pas celui d’une classe sociale privilégiée, mais un théâtre de la rue, jouant la démesure et le choc verbal. Nkenguegi est (pour ceux qui ont déjà vu cette pièce) à l’image de ces origines, sans égard pour les conventions, comme une divagation entre sud et nord, entre jeunesses sacrifiées et rage de vivre.
« Sur les planches de Vidy, lisait-on en novembre dernier dans Le Temps (Lausanne), c’est cette apocalypse qui remonte en torrent, portée par Dieudonné lui-même et une bande d’acteurs et de musiciens admirables. Ce Nkenguégi a ses faiblesses, ses nids-de-poule qui vous jettent dans le fossé, mais il est animé d’une fureur contagieuse ».
Daniel Morvan.
Mercredi 26 avril et jeudi 27 avril à 20 h ; vendredi 28 avril à 20 h 30. Au Grand T, 84, rue du général Buat. Durée : 3 heures. Tél. 02 51 88 25 25.

Punk is dead: Il y a 40 ans, Eudeline allumait sa mèche



Le punk a 40 ans, et plus toutes ses dents. Pour rendre compte de ce mouvement musico-social, Stereolux sort le grand jeu : expo, films et concerts. Invité spécial, une figure du punk français, Patrick Eudeline.

Entretien
Patrick Eudeline, écrivain.

Vous souvenez-vous des années punk ?
« Ceux qui y étaient ne peuvent pas s’en souvenir », vous connaissez la phrase célèbre. Mais j’étais bel et bien là, cette année 1976 qui vu naître le punk. Je suis même le seul survivant du groupe Asphalt Jungle, l’un des premiers groupes punks français. Vous savez, en France cela n’a duré qu’un an, un an et demi maximum. Du moins avions-nous le sentiment aigu de vivre un moment bref, mais dont on parlerait très longtemps. Et le slogan de l’époque : No future ! reste valable aujourd’hui.

No future, ça voulait dire quoi en français ?
Ça voulait dire la même chose que partout : le rêve hippie était fini. Adieu l’âge du Verseau, le bonheur éternel et toutes ces fadaises de babas cool. Dream is over, disait Lennon : le rêve est terminé. Le punk est venu clore le cycle des années 50, la prospérité, les trente glorieuses…

Et vous, Eudeline, qu’est-ce qui a clashé en vous ?
J’étais un petit-bourgeois parisien, et j’ai rencontré le rock vers 12 ans. Les choses sont allées très vite : j’ai découvert les écrivains décadents français, les Huysmans, Villiers de l’Isle Adam, tout explosait : à 19 ans, j’ai rencontré William Burroughs, croisé Blondie dans le métro. J’ai écrit dans le magazine Best, vu et écrit sur Lou Reed et le Velvet Underground, les Flamin’ Groovies, les Sex Pistols. C’était incandescent.

Vous aviez le temps de regarder la France, à l’époque ? Et Paris ?
Nous étions les derniers des Mohicans dans cette France profonde. Mais Paris, Paris… Les Kinks, c’est Londres, et le Velvet Underground, c’est New York. Paris était ma ville, plus dangereuse qu’aujourd’hui mais plus belle. Pas de gauche caviard ni de bobos à l’époque, on avait encore les loyers de 1948, pas chers. Les punks, ont relancé le Marais, Belleville et le 14e arrondissement. C’est le boulot des artistes, de porter une vision sociale et de faire aimer les parties mal aimées d’une ville.

Ça ressemblait à quoi, un punk français de l’époque ?
Ça ressemblait à un punk mais en plus fort : nous avions les cheveux plus dressés que Sid Vicious, le cuir plus clouté que les New York Dolls, les jean’s plus déchirés qu’Iggy Pop. Tout ça grâce à Vivienne Westwood, cette styliste anglaise qui piquait ses idées dans la rue. Quand on a vu apparaître les épingles à nourrice en or, on a su que c’était mort.

Vos influences profondes, c’était qui ? Les Stones ou Françoise Hardy ?
Hardy, bien sûr. Les Stones n’étaient déjà plus de ce monde, rien qu’une machine commerciale, après leur dernier bel effort d’Exile on the main street (album de 1973). Nous avions une tendresse infinie pour Serge Gainsbourg, Polnareff et Hardy. On les reprenait sur scène, à contre-courant de la tendance qui consistait à dénigrer la langue française.

Vos idoles d’alors le sont toujours ?
À l’époque, on s’est tous pris le premier album des Clash en pleine gueule, c’est le plus fort. Strummer était l’icône de la révolte anti-Thatcher, du combat sandiniste. Mais notre Maître à tous est Paul McCartney. Plus grand que Dylan et tous les autres.

Comme lui, vous observez une stricte hygiène de vie ?
J’ai stoppé les drogues, et moins d’alcool. Autre question ?

Quelques conseils diététiques pour nos lecteurs ?
À l’époque, nous étions tous fast-food, on mangeait n’importe quoi. Aujourd’hui, beaucoup de punks sont vegan. Je suis seulement végétarien, mais de stricte obédience.

Recueilli par Daniel Morvan.

Samedi 25 mars à 16 h, table ronde : Tranches de vies, London-Paris 1976-1978, deux histoires punk, avec Patrick Eudeline et bruno Blum. Stereolux maxi, entrée libre et gratuite. Stereolux, 4 bd Léon Bureau, Nantes.
Du 23 au 29 mars, Fils de punk 1977-2017 : expos, concerts, projections, ateliers. Programme :
www.stereolux.org

mercredi 8 mars 2017

Deux ampoules sur cinq: Poète russe à la lampe de poche

photo Pascal Victor


À l’entrée du Salon de musique, Anna Akhmatova vous tend une lampe de poche. Puisque vous êtes au premier rang, vous ferez partie des éclairagistes du spectacle. Belle responsabilité que d’éclairer le visage d’Isabelle Lafon, qui joue Anna Akhmatova, la grande poétesse russe aux cinq « a » dans son nom. Et celui de Johanna Korthals Altes, dans le rôle de son amie Lydia.
1938, les purges staliniennes balaient l’URSS. Akhmatova était une poétesse célèbre, une aristo du vers. Jusqu’à son interdiction, puis sa radiation de l’Union des écrivains, considérée comme « à demi-nonne, à demi-pute ». Elle reçoit Lydia Tchoukovskaïa, femme de lettres dont le mari, comme le fils d’Anna, est emprisonné. Ainsi débutent 25 ans de compagnonnage féminin, pour libérer les proches et parler littérature.
Le modeste appartement communautaire d’Anna se remplit du murmure de cette conversation intime. Ça vole haut, ou bas. On se permet de dire que le grand Stanislavski a « une gueule de singe », que Pasternak n’est qu’un égoïste, que les personnages de Tchekhov sont minables. Akhmatova, est une femme svelte et belle, qui adore les bains de mer et reste comme une « icône de la souffrance russe ». La Russie est ce pays où on reconnaît un poète dans la rue. Un jour de 1937 (1), dans la file qui s’allonge devant la prison de Leningrad, une « femme aux lèvres bleuies?» lui dit : «?Et ça, vous pouvez le décrire ??» Anna dit: «Oui, je peux». Juste pour voir naître «un sourire sur ce qui autrefois avait été son visage».
Daniel Morvan.
Jusqu’à samedi à 20 h 30, salon de musique du Lieu unique, quai Ferdinand Favre. 1 h 20. Tél. 02 40 12 14 34.
1 : Lire Le Requiem & autres ?poèmes choisis, d’Anna Akhmatova, Al Dante, 2015.
Pascal Victor

Noces de Figaro : sombres héros de Mozart

Photo Jef Rabillon/ANO
Vous vous laissez glisser dans le velours bleu du théâtre, admirez une fois encore les plafonds et les lustres : embarquement immédiat pour les jeux de l’amour et du hasard. Enjeu de l’intrigue de ces Noces : l’abolition des droits féodaux, comme le droit de cuissage que le comte Almaviva entend rétablir au détriment de sa servante Suzanne et de sa femme. Mozart lance l’éblouissante ronde des désirs, jouant sur la malice de Suzanne, la tristesse de la comtesse, la colère de Figaro et l’arrogance du comte. Les beautés musicales d’une œuvre jaillissante, portée par un orchestre impeccable (l’ONPL, dirigé par Mark Shanahan), dans une mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, habitués du théâtre Graslin (Nantes).
Dans un palais aux murs immenses, la musique de Mozart prend une coloration presque tragique. Peter Kálmán (Figaro) et Hélène Guilmette (Suzanne), mais aussi Nicole Cabell (la comtesse) portent avec brio cette lecture originale et sombre.

Sombre héros de Mozart


La distribution déjoue les clichés et parie sur les contre-emplois, offrant le rôle de Figaro, vif héros sévillan, à un Peter Kalman plutôt massif. Le comte, modèle d'une noblesse archaïque, violente et volage endurci, est incarné par un sémillant Andrè Schuen. La « california girl » Nicole Cabell surprend avant de séduire par son vibrato pathétique de femme sous influence, saisie de trouble devant le travesti Chérubin. Et Suzanne, rôle le plus exposé de l’œuvre, est portée avec générosité par la pétillante Hélène Guilmette. Malgré ces choix étranges, les corps s’enflamment comme de l’étoupe, les attractions multiples brouillent les pistes, dans un décor crispé et néoclassique. Les intrusions végétales, allégories du libéralisme montant, sentent la plante de cimetière, tout comme le déambulateur de Marcelline, signifiant un peu appuyé du déclin moral d'une certaine bourgeoisie … Le parti-pris est de montrer la décomposition de l’ancien régime, face à la vitalité sensuelle de la révolution qui vient. La scène finale du jardin, dans un camaïeu de vert, vient renforcer ce sentiment de pétrification. Et un final des plus étranges nous montre une fête joyeuse jouée par des spectres.
Qu’on adhère ou non à cette option hiératique, on aime retrouver ces Noces comme l’opéra de tous les opéras : tous ces airs si bien en voix, comme le Vous qui savez (Voi che sapete) de Chérubin, l’air de Barberine ou la complainte de la comtesse: Où sont les beaux moments ? (Dove sono i bei momenti di dolcezza e di piacer) sont des conversations qu’on aime retrouver, parce qu’ils ont la douceur du temps perdu dans les fauteuils bleus.
Daniel Morvan.
Ce mercredi et vendredi 10 à 20 h, dimanche à 14 h 30 et mardi 14 à 20 h. Théâtre Graslin, tél. 02 40 69 77 18.
 

lundi 6 mars 2017

ça ira, 1: Ma nuit debout avec Joël Pommerat


Une révolution contemporaine


Ça ira (1) – Fin de Louis, de Joël Pommerat. Rien à voir avec une reconstitution historique en costumes de la Révolution. Le roi est habillé comme un patron du CAC 40 et Marie Antoinette est une femme désespérée et chancelante, plus proche de Shakespeare ou Cassavetes que de Madame de La Fayette. Le vrai héros, c’est le peuple. Le Tiers état, qui se bat pour la vie, le pain et l'Assemblée nationale, alors que l’armée resserre son étau autour de Versailles. Le spectacle ne donne pas de date : ça se passerait aujourd’hui, rien ne serait gagné. Le mot danger clignoterait au dessus du micro. On risquerait sa tête sur un mot, une audace démocratique. Pas de fraises empesées, pas de crinolines, pas de têtes au bout des piques. Jamais on n’a montré la révolution de manière aussi vivante, comme une contemporaine. Une Nuit debout qui aurait réussi.


Un spectacle immersif


Votre voisin s’est mis à applaudir. Vous faites de même. Erreur : les comédiens sont aussi dans la salle. Puisqu’en effet tout le spectacle va tourner autour de ces gens courageux qui ont, par vertu d’éloquence et entêtement provincial, fait entrer la notion d’Assemblée nationale dans le vocabulaire de la nation française. Le spectacle est partout. Vous allez sortir groggy de cette immersion dans les débats acharnés qui ont engendré la Révolution, avec des moments qui piquent les yeux comme celui où un homme seul, devant son micro, bredouille une esquisse de déclaration des droits de l’homme. Pommerat ne donne aucun nom. Mieux que réaliste, le spectacle est vrai.


L'histoire hurlée dans le micro


Impossible de déterminer la vérité historique des débats où le tiers état bataille furieusement face aux deux autres ordres. Saisissant effet de réel : L’échiquier politique actuel se dessine sous vos yeux, ici la manif pour tous, là Mélenchon, Fillon et la droite catholique, ici le centrisme louvoyant. L’événement vient frapper aux portes, à grands bruits sourds, clameurs du peuple qui fait irruption dans les débats, au son du canon… Aucune date n’est citée, tout juste « le 14 du mois dernier »…
Oui, une machine à remonter le temps, dans le bruit et la fureur où s’inventa cette exception française, la révolution. L’histoire hurlée dans le micro, potentiomètre à fond, 5 heures d’affilée de punkitude rousseauiste. C’est bien trop long, trop fort, trop tout. Mais pour rien au monde on ne ratera le deuxième volet, quand il sera à l’affiche.
Daniel Morvan.

mercredi 1 mars 2017

Théâtre: Le bruit des arbres qui tombent (Nathalie Béasse)

Nathalie Béasse © Morvan




Critique

Une bâche en plastique, et quatre poulies. Vous êtes libre de penser à du matériel agricole ou aux voiles mouvants d’une danse moderne. Bâche d’ensilage, ou robe de Loïe Fuller ? L’art peut nous suspendre entre les deux, dans un univers original où rien n’est encore décidé. Nathalie Béasse vous montre une bâche, et en fait de la poésie. Comment ? En confiant les rênes à quatre comédiens danseurs. Et en collant dessus l’adagietto de la 5e symphonie de Mahler. Ça, vous ne le trouverez pas aux Magasins verts, juste dans la tête de Nathalie Béasse. Ainsi commence ce spectacle au Théâtre universitaire de Nantes.
C’était la première d’une création qui sera montrée cet été à la biennale de Venise : Le bruit des arbres qui tombent. Le spectacle annonce un talent neuf et plein de vigueur, qui ne se hâte pas de fournir des significations toutes faites. Une façon de dire qu’on n’y comprend rien ? Oui, mais non. La pièce se situe entre danse et arts plastiques, il suffit au public de se laisser entraîner par un kaléidoscope de visions et d’images fortes, et par les gestes et mots des quatre personnages qui peu à peu, s’étoffent.
Un décor imaginaire s’impose, sur les rives d’un fleuve, en lisière d’une forêt. Ce qu’on voit sur scène est une suite de scènes bien carrées : danse country, homme-sapin, généalogie des rois de la Bible, comment habiller un homme tout mou, etc.
Ce que ça raconte ? La rencontre de l’homme et de la matière, eau, terre, bois, étoffe.
Ne manque que le feu, qui est tout intérieur.

Daniel MORVAN.

Octobre 2017


lundi 27 février 2017

Cécile Coulon: Trois saisons d’orage



Fabriquer un paradis terrestre à partir d’une carrière de pierre ? C’est possible, grâce à Cécile Coulon. Comme une Sagan qui aurait mangé du Giono, elle s’offre cette fois une saga sur trois générations. Mon premier est un jeune interne en médecine quittant Lyon pour une mission plus haute, en montagne. Mon second est Benedict, son fils qui sera aussi médecin, aux Trois-Gueules, cette « forteresse de falaises » où un village s’étend et prospère. A ma troisième, Bérangère, échoit la part la plus douloureuse. Car cette première dynastie en croise une autre : Maxime et son fils Valère, qui élèvent des vaches. Mon tout forme une tragédie moderne, une histoire qui ferait un excellent scénario de film ou de téléfilm, par ses rebondissements. Tragédie à laquelle la jeune Auvergnate ajoute quelque chose de plus, une tension, une nervosité, un battement de cœur aux portes du paradis. DM
Cécile Coulon : trois saisons d’orage. Viviane Hamy, 265 pages, 19 €.

mercredi 22 février 2017

Nathalie Béasse, Nantes-Venise

Le bruit des arbres qui tombent est la nouvelle création de Nathalie Béasse. Elle est présentée au Théâtre universitaire. Avant la biennale de Venise, qui lui accorde une «carte blanche».

Nathalie Béasse a été remarquée pour un spectacle présenté en 2014 à Paris : Rose, variation libre autour du Richard III de Shakespeare, envisagé par elle comme pâte à modeler du théâtre, de l’imaginaire. La bonne nouvelle est tombée alors que l’Angevine jonglait avec un plan de travail déjà serré : elle fait partie des sept femmes metteuses en scènes sélectionnées dans le volet « art contemporain » de cet événement international, du 25 juillet au 11 août : « Ce qui m’offre une formidable visibilité, dans ce monde du spectacle où il n’est pas si facile de s’imposer quand on est femme et provinciale », se réjouit Nathalie Béasse. Jamais programmée à Avignon, elle a montré ses créations à Marseille, Lyon, Beyrouth, et bénéficié du soutien du CNDC d’Angers, du Théâtre universitaire, du Lieu unique, d’Onyx et du théâtre Bastille à Paris, où quinze représentations du nouveau spectacle sont programmées à la rentrée.


Formée en arts visuels aux Beaux-Arts puis au Conservatoire Art Dramatique d’Angers, Nathalie Béasse a croisé les formes artistiques, à l’image de la « danse théâtre » de Pina Bausch. « Mais je suis orientée cinéma depuis le départ, et envisage mes spectacles sous l’angle du montage, du gros plan, du fondu enchaîné, du travelling… » Il en découle une écriture de plateau spontanée, née dans des décors naturels, car elle aime travailler ses idées en extérieurs. L’extérieur ne nuit pas.
Une exploration de l’intime
Le bruit des arbres qui tombent, tel est le titre : « c’est tiré de mon livre de chevet, Partition rouge, anthologie poétique des Indiens d’Amérique du Nord. On est toujours dans le plaisir de jouer comme des enfants et d’inventer, avec une bûche qui tombe, un son, la chair. » Et ce théâtre d’image, qui travaille à fleur de peau, raconte une histoire en gros plans sur quatre membres d’une famille. Vous n’êtes pas libres pour la prochaine biennale de Venise? Venez donc la découvrir à Nantes.

Daniel Morvan.

Mardi 28 février, mercredi 1er et jeudi 2 mars 2017 à 20 h 30 au TU Nantes. Tél. 02 40 14 55 14. Durée : 1h. 4 €/8 €. Le 24 mars au Cargo de Segré et les 10 et 11 mai au Grand R (La Roche-sur-Yon).