lundi 20 septembre 2021
230. Kuhlmann
il n’en reste plus qu’un squelette et ce pavillon rouge
de brique
C’est des gens du nord qui sont venus
construire l’usine et faire de la ville une autre ville
Les ouvriers édifient leur quartier appelés cité des Castors
construction communautaire chaque maison tirée
au sort Les arômes de phosphore et soufre s’exhalent
des rues de la cité qui est une Lorraine
loin de la Lorraine
une brise jaune vous disait Tu es ici à Paimbœuf
Nous aurions cru marcher en pleine forêt
mais à ras de terre la Loire pleine écumait
deux millions de mètres cubes d’eau douce industrielle
voilà ce qu’elle donna chaque année à Kuhlmann
tout le temps
que le plomb occupa les têtes et les bras ici
Je m’en souviens encore disait-il comme un
guide de sanctuaires déserts
c’est moi qui ai coupé l’usine après quatre-vingts ans à produire
du chlore du soufre et des engrais azotés
Un jour comme un autre
J’ai fermé Kuhlmann comme on dit adieu à une maison
comme on ferme la porte
sur un monde sur un temps sur une ville
J’ai dételé Paimboeuf de la chimie et j’ai rendu les clefs
Tel était Kuhlmann un alliage délicat
avec le port fossilisé depuis le départ des grands voiliers
L’estuaire est la main qui réunit les eaux
l’usine rassemble les substances gaz de Lacq hydrocarbures
et le plomb voilà ce qu’ils en ont fait
de cette jolie petite ville dix-huitième siècle
Jusqu’en 1919 vous pouviez y tourner un film d’époque
genre Les contrebandiers de Moonfleet
jusque dans les années 90 une fresque sociale
comme La vie est à nous
depuis 1996 un décor pour La ville abandonnée
ou Bienvenue à Zombieland
Je suis né à Paimboeuf rue Raymond Berr
nom du directeur des Établissements Kuhlmann
déporté avec son épouse Antoinette et leur fille Hélène
assassinés à Auschwitz
c’est par le nom de ma rue natale
que j’ai découvert l’existence des camps d’extermination
A partir de 1946 les ouvriers des Usines Kuhlmann
se rencontraient pour le challenge Raymond Berr
à cette occasion fut créée la piste d’athlétisme de la ville
Premier au cent mètres du challenge Raymond Berr
j’avais mes chances pour l’embauche à Kuhlmann
Ainsi parle l’enfant de la cité des Castors se souvenant aussi
qu’une ou deux fois l’an un champignon dans le ciel
libérait les gaz retenus par l’usine
ces lâchers atmosphériques retombaient dans les jardins
sous forme de poussières de plomb il fallait alors
tout arracher au potager
Une industrie une maladie
À Neptune le scorbut à Saturne le saturnisme
dont le médecin-chef de l’usine était un spécialiste mondial
Saturne symbole du plomb en chimie
sa demi-vie dans les nappes est de sept cents ans
Les symptômes qui alerteront le médecin
sont asthénie retard mental céphalées surdité
Aujourd’hui que seule l’eau du ciel peut visiter
cette zone morte qui recouvre l’eau souterraine
et que la friche demeure là tel le scalp abandonné de la terre
par l’Usine qui usa ciel terre eau et tous leurs enfants
Il est nécessaire de dire pour toutes les vies à venir
comme Saturne fut ici un dieu adoré
La Lorraine vint à Retz comme un chef de guerre déplace
ses campements avec ses centuries et ses demi-dieux
les Ingénieurs nouvelle classe désignée par les pamphlets comme
celle des Parvenus de la Science
Nous allions au bout du monde dans un voisinage de hérons
fabriquer pour les voitures de barons de maçons
du plomb tétraéthyle
Dérivé antidétonant du plomb sous licence américaine
multiplie les performances des moteurs à explosion
tu les imagines morfondus au fond de leur calèche
traversant la province et ses fondrières découvrant
avec effroi le pays profond qui les nommait capitaines
et les marais surtout les marais de Vue à perte de regard
y cherchant en vain des pyramides n’y trouvant que des vasières
erreur
l’acclimatation fut parfaite courts de tennis club nautique
on adhéra peut-être au cercle littéraire qui jetait ses derniers
feux dans une bataille de pamphlets autour d’un vieil autel
d’église (marbre migrant d’un château à l’autre
vestige d’une abbaye cistercienne vendue à la Révolution)
Les cadres de l'usine arrivent souvent du nord ou de Paris
avant la rentrée des classes
Ses usines frontalières détruites par la première guerre mondiale
la pétrochimie se redéploie loin des fronts
Elle fait son entrée dans la ville des grands voiliers
dans ces lieux perdus au milieu de nulle part
On construit des villas des demeures de brique l’usine est reine
et la Loire évente son visage reconstruit
partout à l’arrière des saisons
l’odeur des framboises des pois en fleurs et des fèves
leur rappelle les jardins de la Lorraine
ce n’est pas le parfum de leurs patries ni celui de Paris
pourtant les enfants d’ingénieur
au coeur esseulé se voyant ensevelis dans un cloître
de calcaire sans se donner aux fêtes et aux carillons grêles
laissent leurs yeux se perdre sur les rives
où se lit l’empreinte d’une autre souveraine
celle qui gouverne au destin des lies et des âges
et enfouit les rêves comme se ferme un sillage
et il y avait là quelque mélange troublant
de regret et de volupté à se sentir rois d’un séjour si âpre
un cabinet des antiques investi par la chimie
Et dans cette ville jaune qui aimait tant l’usine
d’autres enfants d’autres filles semblables
rêvaient en regardant les enfants d’ingénieurs qu’il existait
une autre manière
de vivre sa jeunesse
trois décennies de plomb égale un âge d’or
pour la ville morte depuis qu’un jour Bonaparte
passant par là décréta
désormais le port de l’estuaire sera Saint-Nazaire
Et ça tourne mal
Kuhlman Ugine-Kuhlman Pechiney-Ugine-Kuhlman
autant de fusions liées aux crises de la chimie
jusqu’à l’acquisition par Elf-Aquitaine et
la fin du plomb tétraéthyle toxique en 1996
Paimboeuf entre dans l’âge de la friche
friche morale et sensorielle
Se taisent les sonnettes des bicyclettes de 700 salariés
le sifflet des locomotives acheminant le soufre
le sifflet des navires
le klaxon des cars Kuhlmann dans tout le pays
le réel industriel tombe comme un décor
La citadelle ouvrière mute en cité interdite
bientôt terrain de jeu des touristes de ruines
urbexeurs ivres du vestige qui donne à voir
les beautés du ravage et l’érosion des villes
Comme blessée par les traits que tirent du lointain
les archers des comètes et les catapultes galactiques
Paimboeuf la reine dort en ses désolations de vitrines mortes
Souvenez-vous madame on trouvait du Rodier à Paimbœuf
Rodier le fournisseur de Channel et Dior en tricot jersey
Du Rodier aujourd’hui à Paimboeuf
vous imaginez cela
mardi 31 août 2021
211. Urbex poésie
ou de Richard Ford on pouvait aussi rencontrer ce genre
de type mal réveillé
il faut accumuler beaucoup de noirceur pour y voir clair
Ensuite lâcher son encre dans un brouillard
typographique et produire assez de plomb pour nourrir la Pince à Linge
—la fille du pub de cette histoire
avec ses yeux qui trouent les décombres
et sa diction et les mots partout pas où il faut
mais les yeux si partout
ça commencerait juste au moment où
lui trop mal réveillé pour voir le clapot de marée
mais assez pour entendre sonner la détresse
qui lui noue la gorge à cette enfant Elle
a rendez-vous demain à la Nouvelle Orléans
pour son échographie
pas celle de ma mère plaisante-t-elle la mienne
Notre écrivain aurait rédigé
debout devant sa portative au bout du rouleau
Cette machine martelait les lettres comme pour les graver tombales
Et lui l’écriveur avec sa tête mal agencée
dans un geste théâtral il aurait commencé par embrasser
l’espace
—c’est l’espace qui fait l’histoire
parce que la tragédie est déjà inscrite dans le décor
oui c’est dans l’espace que vibrent les corps
pérore-t-il les jours d’euphorie
en se souvenant des cours de Paul Valéry
va laisse parler ton vieux sang de raconteur
ton Jack Kerouac intérieur
— l’inventaire des lieux ancien port de haute époque
Se résumant à deux rues affichant en remords
des vitrines passées au blanc d’Espagne
de vieilles enseignes Kodak Kaltex
parfois un quatuor de pianos poussiéreux y font comme
un quadrille de squelettes dans les clichés Urbex
un môle enlisé se souvenant des grands voiliers
trois quatre barcasses défoncées une étendue
d’herbiers gagnant sur l’envasement en cours
la Loire n’en a plus rien à faire de la rive sud
elle change de trottoir la Loire et se retire
par vagues les atterrements primitifs ont reculé de
deux cents mètres
maintenant
c’est plus que boulodromes
sur quoi d’ex-OS de chez Kuhlmann
anciens du plomb et ammoniaque
sont devenus ténors du carreau
Le lundi le Renaldo Food Truck et ses fish and chips
et là au bout du quai cette lampe de chevet—
le seul phare de l’estuaire portée vingt kilomètres
puis le quai Mathurin-Gautreau sous sa frange de platanes
après il y a la vedette grecque Rien de trop
à ce même niveau du quai Boulay-Paty la façade farce
en composants électroniques devant laquelle
fait halte
une cycliste stylée en short siglé Duncan Cotterill
nom d’un cabinet d’avocats de Nouvelle-Zélande
qui prend plusieurs clichés de la maison —
Puis
Les fileyeurs Mine de Rien C’reparti
Le Pas sans peine emplumés jusqu’au plat-bord
Dans la turquoise du chenal un remorqueur chasse devant lui
un bouillonnement de tulle
le Hangar exposition des peintres français
et des feintes de la narine
Après
quelques épaves comme la vedette Rescator III
on a les buveurs assis devant leurs 8,6
qui sont comme des pièces d’échecs offertes à leurs
calculs tactiques ils jouent plusieurs coups à l’avance
et en bord de cale les pêcheurs
de congres — genre de flasque ichtyosaure
c’est eux maintenant qui mènent le monde
et dictent la ligne politique du fleuve—
ces prédateurs immangeables se pêchent à la sardine
ils dévorent tout sandres brochets merlans de vraies
allégories de l’économie libérale de profit maximal
même les pigeons y passent, en coupe-faim
juste après
Le sabot de Vénus tabac presse appâts vivants
où Dodo essaie une nouvelle vapote arôme fougère rousse
et Momo l'arsène narre ses austérités héroïques de tambour-major
au vert depuis sept ans bien carré sur ses deux pieds
fermant la marche de l’armée prolétaire
Pour clore l’angle de la cale petit forum des scieurs de bois flottés
la place de la Frégate-Aréthuse
Puis bientôt rasée la maison natale d’une gloire
un Pitre qui publia les premières nouvelles de Jules
Verne dans son grand quotidien parisien
un peu plus loin après l’ancien café Navigateurs
(avec le « a » quille en l’air)
un camping-car fossilisé sur son trottoir en face
de la boulangerie bleue et autre maison bleue
l’ancienne gendarmerie murée rue Pitre-Chevalier
c’est là qu’il démarre ton chapitre
c’est dans ce capharnaüm que tu situeras
les yeux gris l’échographie pas de ma mère et
. . . quatorze quinze
les yeux gris-verts petit tablier nylon à fleurs
on mettra tout ça au clair
mercredi 28 juillet 2021
177. Nicole
À René
Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote
Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux
Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer
La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine
Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre
Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie
mercredi 14 juillet 2021
165. Nous autres gars de cambrousse
venus comme les nuages bleutés
s’élèvent d’un ravage de feu
croyant rompre l’encerclement
Ceux qui venaient de la ferme
regardaient les choses de très loin
on avait croisé les fourches
sur nos petites villes à grelots
le jeune sang s’exalte aux
sauts de crapaud de la raison
et après avoir gravé des coeurs dans l’écorce
veut tout l’arbre dénuder
On était marxiste parfois maoïste
à cause du voisin Roger
qui en pinçait pour Mao
et des étudiants venant
s’éduquer auprès des masses
nous étions les masses
on se fichait de l’extrême-gauche
et des libertaires
des têtes pensantes sur des corps de charrue
mais pas de voyant instinct au tableau de bord
sans quoi pouvions-nous accepter
d’effacer par la vitesse la lenteur des remorques
prêts à s’écraser à la première mission
plutôt que de se montrer tels quels
garçons à complexe d’usurpation
pas bêtes à concours
trop enfants pour être
des enfants de soixante-huit
comme des pilotes novices
lâchés sur supersonique
ahuris par les tableaux urbains
dépeints par des cothurnes
plus dessalés que nous
on avait lu avant l’hypokhâgne
tous les caramels mous
du siècle moribond
Pierre Benoît Saint-Ex
et nous autres sortis des meules
pour adorer saint Texte
rien sur
Thomas Bernhard Carson McCullers
Rien sur Michon
qui campait pourtant
tout près à Locquirec
rien sur
Abraham élevant des chèvres métaphysiques
à deux pas de notre ferme
on avait méprisé Boris Vian
et les beaux gisants
de Saint-Germain-des-Prés
on adora les hédonistes
existentialistes marxistes
les loucheurs les bigleux les snobs
tous marchant au pas
Pierrot le fou oui on aime
pour son côté pur escroc
sans rien pour s’en défendre
que cette allure qui est de mise
aux foires aux cochons
chemise à carreaux
morgue de western et pas loin
de cracher par terre
pour pas montrer
qu’on tombait de la lune
Emily Dickinson Thomas Mann
des héros comme Bob Morane
On finit par comprendre
que la sémiologie ça se joue pas
comme un labour de plaine
et qu’un peu de doigté s’impose
on a capté les codes qu’on a
mélangés à l’allure distante
nécessaire pour sauver la face
mais en fin de mission
nombreux seraient les manquants
les arrivés de la cambrousse
avaient souvent les yeux noyés
des futurs jeunes morts de Normale
on s’est désintégrés à la verticale
du Paris mondain
crashés aux commandes des Tornados
sans même profiter des permissions
aux palais de Tokyo
mercredi 7 juillet 2021
157: Cantate
Il se promenait sur la falaise
vit un homme tombé d’un bateau
entre des écueils et des brisants
et les sauveteurs impuissants
à l’arracher aux flots
plus tard comme il se tourmentait
pour le malheureux noyé
alla chanter pour lui devant les eaux
Ich habe genug (je suis comblé)
air d’une cantate
de Johann Sebastian Bach
157. Mercredi 7 juillet. Cantate
lundi 5 juillet 2021
155. Pompidou
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —
Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —
Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois —
Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace
Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier
Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre
samedi 29 mai 2021
116. Le syrinx du V8 à la déchetterie de St Brevin
À 11:37 un coupé Porsche huit
cylindres de 4 litres
550 chevaux
0 à 100 km/h en 3,9 secondes chrono
vitesse maximale de 286 km/heure
soit la vitesse au décollage
d’un A 340 ou d’un jet
Prix d’appel 149 217
émissions de CO2 de 268 à 289 g/km
Fait son entrée à la déchet’
de Saint-Brévin-les-Pins
le coffre arrière
s’ouvre une femme
en tire un objet le jette à la benne
puis remonte dans son coupé Cayenne
la scène a duré moins de deux minutes
l’homme d’astreinte
grande pelle gilet jaune fluo
laisse échapper une plainte
au syrigma* du V8
sidération aérolithe
elle a (dit-il) tout en double sous le capot
carburateur soupapes biturbo
appartenir à l’élite c'est tout avoir en double
lunettes noires et manteau
luxueuse caisse et bonne trieuse
A Delphes le sifflement du python agonisant qu'Apollon a frappé de ses flèches était un passage obligé des concours de composition musicale
(116. Jeudi 27 mai 2021)
mercredi 19 mai 2021
108: Poème sans sujet pour une journée à thème (2021)
Princes, gloire, amour et premiers de cordée
Sans sujet sans emploi le poète sorti du star système
privé de son rôle de maître de cérémonie — MC
se trouve au volant d’un bolide à la casse
L’art du verbe tu aimes c’est
comme s’asseoir au volant d’une carcasse
de Maserati sans moteur — un jeu infantile
où tu imites par raillerie le bruit
mécanique et narre ta vie rêvée
Comme reconversion possible il y a
chroniqueur du coin de la rue
avec un brin de talent un bon dico de rimes
(la toile le fait pour toi si ça te brime)
échange l’épique pour le banal
et fais de tes poèmes un masque facial
dis-toi bien le sublime est plus facile que la rigueur
dont fait preuve un maître bâtisseur
l’ouverture des terrasses et des musées
les muscadet éclusés
tout ça en vers démesurés
au café de la Loire le premier expresso
depuis sept mois
Pas plus de six à table en ajoutant la Loire
qui s’invite ici à tous les repas
pour voir être vu et prendre ses infos
ouvrir un journal style pétanque news apéro
au ciné c’est Drunk en VO
côté météo averses sur la France
Là-bas les bombes pleuvent sur Gaza ville
Territoire qui ramasse
en riposte aux roquettes sol-sol du Hamas
1500 raids en huit jours frappes ciblées
(immeuble de la télé explosé speaker radio radio criblé)
L’état du monde t’arrache aux écritures
te fait sortir les lances d’obsidienne et le
poignard d’améthyste du vers
Un nouveau front s’ouvre depuis le Liban
Tirs du Hezbollah
Sprint diplomatique en cours
pour obtenir une désescalade
MC des anciens thèmes tes ballades
ne sont d’aucun secours pour le salut du monde
mardi 11 mai 2021
100. Passé
que là où des vies se sont nouées autour de murs
où force marins capitaines gabier cordiers aubergistes
métallurgistes décidèrent d’un amas
de pierre au long d’un fleuve
pour faire de ces tuffeaux de Touraine nos demeures
rien dans ces pignons dans ces faîtages dans ces
balcons à monogramme
dans ces palais dans ces ateliers ces salons
ces soupentes ces cheminées
derrières ces lucarnes et ces hautes fenêtres
rien ne dit
comment c’était alors de poser sur un siège son séant
comment c’était de se taire en 1785
pendant quelques minutes en regardant l’océan
et les vaisseaux vers Saint-Domingue
tribord amures
et en quelle langue
pensait-on alors et qui pensait quel était le
son du silence et si
l’on pensait à son oncle du Tennessee
ou à une oie farcie
et si un funambule à la manche essayait ses acrobaties
et une femme de Croatie ses nécromancies
et si ces craquelures dans la pierre s’apercevaient déjà
s’il y avait des dieux pour ces gens-là
et lesquels
(si certains d’entre eux étaient priés à l’insu
du priant et du prié) et si
soulevant un rideau pour observer
une partance ou un retour des lointains
Une larme venait parfois
et combien de temps
—peut-être les pavés en gardent une trace
ou seulement cette herbe folle
mercredi 5 mai 2021
93. Nuit
Cette cité fut une île et tient son origine
De ce que les eaux ont ce pouvoir
de faire naître des villes où elles creusent des lits
Tout ici appelle aux reconnaissances
aux tumultes d’appareillage tout y appelle même
Les frayères à limandes et les migrations des civelles
L’eau qui va invite à rejoindre l’identique envol
Cependant que le pied suivait le chemin d’arène
Vers la luisante berge où se raffinent les huiles
Et les cheminées qui formaient un dôme de soufre
Sur les jardins mouvants et les portes de la ville
Ce chemin n’était pas le tien qui longeais sans désir
le bord de l’eau au reflux de la marée
Voir et sentir ne te sont aucune joie c’est la nuit
que tu veux c’est elle qui t’emporte
mercredi 28 avril 2021
86. Mardi 27 avril. Cinéma MacCormick
écrit Yannis Ritsos dans Le chef d’œuvre sans queue ni tête
& faut être très malin pour dire tel jour le sens de ma vie m’est
apparu dans le ciel — revenons sur terre
Mon grand-père assis aux commandes de la faucheuse-lieuse McCormick modèle 1956
moi (quasi même millésime)
au volant du tracteur Massey-Ferguson dit « petit gris »
Avec pour tâche de mener l’attelage sur la ligne de fauche
au millimètre
je ne l’entendais pas bien crier
Lui derrière sur siège métallique à trous
pour couvrir le bruit des machines
La faucheuse est équipée
d'un moulinet-rabatteur
grande roue de moulin à giration lente
qui s’élève avec majesté comme une grand-voile
et d'une barre de coupe (petites dents cisaillantes)
dont le machiniste règle la hauteur
comme dans un film de Dziga Vertov
et prévient la bourre à l’entrée
cela fonctionne un peu comme un projecteur de cinéma
Les tiges fauchées sont projetées dans une toile
puis expédition vers mécanisme éjection
en gerbes liées sur le sol
avant d'être livrées à la dévoration des batteuses
je dois avoir douze ou treize
Il y avait une charrette couleur charrette
c’est-à-dire verte?
Non, bleue
rêvant sur mon siège
je restais soucieux de ne pas dévier
et d’entendre derrière le bruit mécanique de fond
les consignes de tad-koz Kersaint
Ce sont des choses qui ne peuvent entrer dans un poème
—Justement dis-toi que c’en est pas un (poème)
& mets-les y & joue-la faucheuse McCormick
ça avale tout paille et fleurs
Après en peignant en liant des pigments assemblés
j’y repense à ces tiges fauchées ces gerbes projetées sur une toile
Comme un tableau de Jackson Pollock (Cody 1912-Springs 1956)
Tout ce qui ne peut entrer
dans un tableau y entre quand même
de même que le peintre américain
Rothko (Daugavpils 903-New York 1970) affirme dans un
entretien imaginaire:
« Il suffit d’arrêter de dire
qu’une toile représente le réel pour commencer
vraiment à peindre
— Diriez-vous qu’elle montre
la vérité sacrale de l’univers ?
—dites que le sens de ça c’est l’acte de le chercher
l’art sera la vie quand il cessera de — »
et tout le baratin comme dit mon dabe
Je crois qu’elle (mam-goz)
les saignait par l’oeil sans être sûr
c’est d'une vision à Keragraz que je garde ce souvenir du lapin suspendu
— L’art sera la vie quand il cessera de la représenter
pour être la vie même
Ne sont plus les peintres
tenus de chercher une source en dehors d’eux-mêmes
ils travaillent depuis l’intérieur d’eux
C’est une forme d’hypnose pariétale?
Pas face au tableau mais dans le tableau?
De même sur le siège du Massey-
Ferguson comme dans un Pollock
Pas face aux gerbes mais dedans
ce n’est pas le hasard qui peint le tableau
C’est ta liberté qui trouve son chemin
Appelle-la comme tu veux mais
pas hasard au contraire tout le sens
toute la vérité est dans ce chemin orbital
ça fauche et ça lie
les épis projetées sur la toile
samedi 24 avril 2021
82. Vendredi 25. Satory
Sorti de grande école chacun
pour s’acquitter du devoir national
avait accès à stalle sommitale
en consulat ou lycée français
Beyrouth Moscou New York
Timor oriental palais gouvernemental
piédestal ornemental
plus que guérite chef-lieu du Cantal —
je ne sais quelle maladresse
piston crevé d’un général
deux étoiles et demie
entrevu du côté de Saint-Servan
(ami du père de cothurne)
me fit retrouver mes frères de classe
bombardé deuxième pompe
au régiment du train
Caserne Satory —là même
où furent fusillés en 1871
Vingt-sept communards
Dos au polygone d’artillerie
qu’on appelle mur des Fédérés
Louise Michel y fut détenue
avant d’être déportée—
Satory est au 35 tonnes
ce que Sartre est au néant
Tentai donc négociation frontale
afin de solliciter fissa
un poste genre Établissement
cinématographique et
photographique des armées
ECPA? s’interloqua colon
dans un rire fractal
Côté cinéma on a ce qui faut
du Riefenstal
à la pelle et du Truffaut
plus qu’il n'en faut
du moins ici vous apprendrez
à camionner
ça peut servir dans l’existence
à défaut d’être le nouveau Rivette
Tout se termina bloc des fous
pour dissociation psychique
bouclez et réformez-moi ça
Principe de réel leçon une
le réel c’est l’impossible
dit Jacques Lacan je réfute
Possible il l’est
Satory en est la preuve
samedi 27 mars 2021
53. Clef de huit
Jour après jour divers aperçus
de l’existence sont ici évoqués
en vers pairs conçus
dans un mètre corseté
Pour bricoler à sa guise
Enfiler bleu de chauffe
clef de huit en poche
Puis édifier mode Eiffel
Une tour d’octosyllabes
Docte parenthèse: —
l’octo apparaît au dixième
siècle dans une vie de saint
et dans les 129 quatrains
de la Passion de Clermont
Huit syllabes petite barque
Pour haute mer et rivière
On le dit de peu d’étoffe
style bout-rimé de pot d’adieu
Le valet de pied du vers françois
Court si l’on veut du court
Étirable au gré des foules
selon la longueur des houles
Dans tous les genres, antique
et breton, en dizain, en neuvain
En carré magique (autant de syl-
labes que de vers)
Parfois une alternance
de sept huit syllabes déclenche
un effet d’accélération
(énergumènes Prigent Cadio
le boostent façon turbo —
Fin du pédant topo)
Octosyllabe tube à essai
cristallise le mémorable
phénomène de ce vendredi
vingt-six mars où peu de choses
se sont passées en apparence
le monde roulait ses cadences
Merkel tance la France
Classée à haut risque viro
logique par Berlin
trafic mondial ralenti par
porte-conteneurs Ever Given
monstre de quatre cent mètres
en travers dans le canal
de Suez, mort d’un cinéaste
Trop popu pour les bobos
trop chichi pour les prolos
Collision ferroviaire en Égypte
Locos De-Luxe en frontal
32 trépassés Sanction dissuasive
Exigée par président Sissi
Échappe-t-on à l’octo sur la terre?
Dites-le moi seulement
au cas contraire et dans quel script
faut-il vous le dire pour être compris
Je voudrais dans ce coffret
de huit syllabes conserver
Ainsi qu’une capsule temporelle
une file d’attente de poissonnerie
extérieure juste à la sortie
des chantiers de l’Atlantique
Sous les tourelles et les bielles
Du prochain paquebot XXL
barcasse pathétique
est Virtuosa pas un caïque
Babel de manchots à fric
Départ le premier avril
7 h 45 à la marée
2421 cabines 6334 passagers
21 bistrots, barman humanoïde
Kitsch façon Raoul Georgette
Roulette blanquette piquette
Bétaillère climatisée
Au moins ça leur fait du boulot
Ça ou compter les bulots
Dit Roger au blond à collier
(Jésus en guitariste crucifié)
Tout cela vous a un côté
Fin du monde vivement Gibraltar
Va pas gêner la croisière
Virtuosa de tes galères
L’Humanoïde te sert un Spritz
avec voix et expressions Ritz
pour une expérience de
bar totalement immersive
Le ferons-nous seulement ce voyage
dimanche 14 mars 2021
40. sam 13/03/21 Le baiser de Marguerite d’Écosse à un poète
L’anecdote est rapportée par un auteur nommé Lebrun:
Un poète dormait dans la cathédrale
Quand une fille de Perth
Jeune épouse du roi de France et princesse d’Écosse
Passa par là. S’avisant en experte
De la présence d’un trouvère
Elle déposa un baiser sur sa bouche close:
C’est ainsi que font les muses
En rencontrant un mortel qui les honore
Assura l’exquise altesse.
Et sans prévoir les effets d’une charmante audace
L’osée Marguerite s’assura l’immortalité.
Comment? Voici: L’aimable histoire fit bruiter
L’entourage, dames d’honneur et pages
Chambellans, dames d’atour et roi:
Cette reine qui trouva la bonne page
De son destin dans l’écriture
Ruina sa réputation par l’excessive cour
que lui firent les poètes, de l’estropieur de vers
au maître des rimes en « M ».
Cela lui valut d’être espionnée, méthode immonde,
Par son époux le dauphin Louis, futur XI.
Elle mourut à dix neuf
ou vingt ans sur ces mots: Fi de la vie en ce monde
Ne m’en parlez plus.
Mais on parle encore d’elle, et jusqu’à à Paimboeuf,
Pour ce baiser volé.
mercredi 16 décembre 2020
Perros, Keineg, Rougé: Dialogues avec le visible (2005)

Georges Perros © Thersiquel/amis de Michel Thersiquel

Georges Perros
« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux. En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ». L’album publié par les éditions Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. » Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque. On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».
Paol Keineg
Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre paru au Temps qu'il fait, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ». On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule ironique : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. » Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »
Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».
Poésie en siège tracteur
Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ». Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres : « Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. » Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.
Daniel Morvan.
Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitude & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.
Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros.
Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.
Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.
Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros
jeudi 22 octobre 2020
Les chemins de la liberté de Liv Maria
À nouveau l'univers de Julia Kerninon vous emporte, par son mélange de précocité, d'appétit de dévorer le monde dans toutes les langues. Avec pour armes favorites une bibliothèque gigantesque, une machine à écrire et un sérieux romanesque qui bouscule toutes les objections, notamment celles qui peuvent invoquer la vraisemblance, elle raconte à nouveau une conquête de liberté. Nous retrouvons dans "Liv Maria" l'univers intense et excessif de la romancière, fait de dépaysement aux quatre points cardinaux, de secrets lourds à porter, malgré lesquels se construit un destin, la rage au ventre.
Liv Maria est la fille unique de Mado Tonnerre, tenancière taciturne d’un bar sur une île bretonne et de Thure Christensen, marin norvégien. Ce dernier entreprend d'initier à sa fille, avant même son adolescence, aux classiques de la modernité littéraire. Beckett, Faulkner, Jack London sont les lectures du soir pour la petite fille, et Murphy ou le trappeur malheureux de "Faire un feu" sont ses héros de contes de fées. Elle a 17 ans quand elle subit une agression sexuelle. Par mesure de sécurité, les parents optent pour un éloignement de leur fille, qui est envoyée à Berlin, où elle découvre l'amour dans les bras d'un Irlandais qui a l'âge d'être son père. Vive passion qui s'achève par la disparition de l'amant, qui pourrait passer par pertes et profits s'il n'était la clef de toute la suite du roman, car si Fergus s'éclipse, c'est pour faire apparaître un autre Irlandais, Flynn - n'en disons pas davantage.
Après cette volatilisation de l'amant, les parents de Liv Maria meurent dans un accident de voiture, et c'est au Chili que la jeune femme part oublier son chagrin. Survient un nouvel amour (Flynn, donc), et nous plongeons dans un scénario tragique, où il apparaît que les amours nouvelles sont toujours les enfants du passé. La voici mère, libraire, à la manière de ces romans anglais où les brumes celtes protègent les cœurs ardents, les vies antérieures et multiples: «Je suis la jeune maîtresse du professeur, la femme-enfant, la fille-fleur, la chica, la huasa, la patiente de van Buren, la petite amie, la pièce rapportée, la traîtresse, l'épouse et la madone, la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre.»C'est asséné comme une devise ou un slogan, et cela figure en bandeau de couverture.
On ne l'oublie pas si facilement, cette Liv Maria, sœur de Jane Eyre et de Mrs Dalloway. Et à travers elle, personnage qui porte toutes les aspirations à sortir de soi-même, et si l'expatriation et les expériences amoureuses en sont le moyen, la fidélité religieuse envers les livres en est la boussole. "D’emblée, explique la romancière nantaise, il y avait cette idée d’une femme avec un secret, une femme qui échappe au jugement des autres par le silence, l’idée d’entrelacer la tragédie grecque au prosaïsme de la réalité. Je voulais parler du quotidien, de la vie matérielle, de l’amour, de la façon dont on change à la fois sans arrêt et jamais, mais aussi de la grande rébellion qui se cache presque toujours derrière l’image de la mère. Je voulais faire le portrait d’une femme telle que je les connais, telle que je les sais vivre autour de moi – libres, incontrôlables, fières. "
Le jeu des coïncidences peut sembler un brin artificiel, mode Alexandre Dumas, mais le livre tient par son style très tendu, acéré, qui contraste avec une atmosphère de romantisme fou, un retour décomplexé au personnage romanesque classique, et la souveraineté intraitable de cette passionnée de Beckett à 10 ans qui, de métamorphoses en ruptures, devient elle-même. Et il y a cette belle métaphore du livre où la vie est une bibliothèque (grande comme celle de Trinity College, dit-elle!), s'apprivoise comme elle et n'épuise jamais tous ses mystères: "Elle regardait le mur de livres et savait qu'une part de lui (Fergus) y était conservée, et elle n'y touchait pas." Ce spectacle ouvre sur le vertige que lui donne sa propre vie, et sur la présence des objets dont l'enfance semblait pouvoir se passer, lorsque l'imaginaire prenait toute la place, bijoux, boîte à couture, moules à sablé: "...les tournevis, les marteaux, les clous, toute la grande quincaillerie de l'adulterie. Les choses qu'elle possédait lui semblaient pourtant des choses utiles, comment expliquer qu'elle n'en ait eu aucune utilité auparavant? C'était le mystère. J'avais le courage et j'avais le mystère/J'avais la sagesse et j'avais la maîtrise." La citation-mantra du poète Wilfred Owen (et la rime mystery/mastery), parmi celles que se récite Liv Maria face à l'étrangeté de sa vie, est l'un des outils les plus efficaces de sa boîte, celle avec lesquels elle force les verrous du monde. On serait tenté de paraphraser la formule: On ne naît pas femme, on devient un personnage de Julia Kerninon.
Daniel Morvan
Julia Kerninon: Liv Maria. L'Iconoclaste, 272 pages, 19€. En Folio Gallimard en mars 2022
Julia Kerninon est née en 1987 à Nantes, où elle vit. Elle est docteure en littérature amé- ricaine. Son premier roman, Buvard (2014), a reçu notamment le prix Françoise-Sagan. Outre des ouvrages autobiographiques, trois romans ont paru : Le dernier amour d’Attila Kiss (2016), Ma dévotion (2018) et Liv Maria (2020)
Lire aussi: à propos de Ma dévotion
jeudi 5 mars 2020
Le dévoyage sur la Loire de Michel Jullien
"Un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane"
"Un grand fleuve de sable quelquefois mouillé"
jeudi 13 février 2020
Auguste Chauvin, métallo nantais fusillé en 1943
![]() |
Jean Chauvin, fils d'Auguste Chauvin, le métallo, devant sa maison de Nantes, pour le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la résistance |
Ses lèvres tremblent un peu.
Pourtant, Jean Chauvin a l'habitude. Il n'a jamais connu Auguste Chauvin, son père. Mais il a été élevé dans sa vénération.
« Les lettres de mon père faisaient partie de la stratégie éducative de maman, nous explique-t-il ensuite, après avoir surmonté l'émotion. Si je faisais une bêtise, elle me disait : qu'est-ce que ton père aurait pensé ? »
Aubrac et Tillion
Samedi 20 mars 2004, 820 mots
mercredi 8 janvier 2020
Marie Ndiaye
mercredi 13 novembre 2019
Vie de Brendan: le voyage fabuleux revisité comme une partition
![]() |
Robin Troman |
Recueilli par Daniel Morvan
1: Shulamith Przepiorka et Morley Troman se sont rencontrés en 1943 au camp de Vittel. Après la guerre, ils s'établissent à Paris et débutent leur carrière d'artiste, Morley sculpteur, Shula peintre. Pierre Emmanuel, Romain Gary fréquentent leur atelier de Montparnasse. Morley travaille aussi pour les émissions en langue anglaise de la radio. En 1958, ils décident que l'air de Paris est devenu irrespirable (déjà) et s'établissent en Bretagne. Morley publie deux romans, "The hill of sleep" et "The devil's dowry" aux éditions Chatto & Windus à Londres. Tous deux continuent d'exposer à Paris mais leur activité se recentre progressivement sur la Bretagne. Parallèlement à son activité de sculpteur (il a créé l'association Sculpteurs-Bretagne, dont il fut le premier président), Morley devient l'un des principaux auteurs de "dramatiques" à Radio-Bretagne-Ouest. Morley est mort en 2000, Shula en 2014.