mercredi 18 janvier 2017

Le 5 août 1944 à Ancenis, ils étaient enfants et virent la mort de près


La réédition un livre sur la libération d’Ancenis était, en janvier 2017, l’occasion de réunir les habitants d'Ancenis autour des derniers témoins d'une journée folle et meurtrière, où cinq Anceniens furent tués: le 5 août 1944.

Pierre Marin, avec sa fille Annick et son épouse Marie-Thérèse

Pierre Marin avait 17 ans: les deux morts, dans la laiterie


C’est le premier témoin capital de cette journée tragique où trois panzers allemands, lancés à toute blinde sur la N23, fondent sur Ancenis. Ils rejoignent leur base, à Liré. Et tirent sur tout ce qui porte uniforme, arme ou botte militaire. Une route sanglante au cours de laquelle ils se heurtent à une patrouille américaine envoyée en reconnaissance, et qui se termine sous les obus de la chasse alliée.
Une réunion à Saint-Géréon a permis d’entendre Pierre Marin: J’avais perdu six de mes parents dans le bombardement de Nantes, où les miens s’étaient rendus pour faire les courses de la rentrée scolaire au couloir du Sans-pareil, rue du Calvaire. Ils sont allés se faire tuer à Nantes. Le 5 août 1944, les Américains sont arrivés en reconnaissance pour tester la ville, et la déclarer libérée. Le premier char américain est arrivé là où le premier char allemand était arrivé en 1940, place Francis-Robert. Beaucoup d’Allemands étaient stationnés au sud de la Loire. Je vis un attroupement autour de soldats allemands de l’organisation Todt, des hommes sans armes du génie (mur de l’Atlantique). Puis des tirs, provenant d’un char allemand. Et ce fut une envolée de moineaux. Je me suis caché derrière la ferme du père Trichard, à la croix de Mission (Saint-Géréon). J’ai vu un gendarme tomber sous les balles, j’ai continué à fuir.
Je voulais rejoindre ma grand-mère sur l’île Coton. Mais les Allemands avaient la même idée, franchir la Loire, et j’ai fait demi-tour vers la ferme Trichard. C’est le grand-père qui m’a ouvert la porte de la laiterie. J’ai vu là les deux gendarmes morts. Puis c’est le trou noir, je n’ai plus aucun souvenir. Après la perte de ma famille, je suis resté traumatisé des années durant. Je fus pupille de la nation, souffrant de mille misères : tuberculose, otites, traumatisme. J’ai été recueilli dans cet état à l’hospice de Blain. C’est dans cette commune que j’ai rencontré ma femme Marie-Thérèse, et j’y ai construit ma vie avec elle.

Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse

Annick Burgaud, 10 ans, toujours hantée


J’étais une petite fille alors, cette belle journée d’août très chaude. Un appel de la poste d’Oudon avait prévenu Ancenis : trois chars allemands font route sur vous, ne restez pas dehors. J’étais là quand ils sont arrivés par Saint-Géréon, à la Croix de Mission. Ils ont mitraillé deux gendarmes armés, Jean-Yves Cevaër, un Finistérien, et Eugène Guiheux, de Messac. Les deux hommes ont été amenés au café Amédée. Je me rappelle ce pauvre homme, c’était Eugène Guiheux, baignant dans son sang. Cette image ne m’a jamais quitté, j’en pleure encore : le visage défait de l’homme, son regard fixe, sa gorge ensanglantée et les cris d’effroi de l’assistance. Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse. Tout est devenu gris devant mes yeux, on m’a arrachée de là, pour ne pas que je fasse des cauchemars. Mais cette image continue de me hanter.

Marcel Pleurmeau a vu tomber Marcel Braud


La route mortelle des trois chars allemands se poursuit. Anne-Marie Berthelot, 29 ans, de Mésanger, était venue à la gendarmerie pour se renseigner sur son père, contraint de conduire des soldats vers Angers dans sa carriole à cheval. Elle sort de la gendarmerie, encadrée par les fonctionnaires en armes, au moment où passe un panzer, qui fait feu. Les gendarmes étaient visés, c’est elle qui tombe. Elle sera la première victime civile. Elle est transportée à l’hôpital d’Ancenis, où se trouve son mari blessé. Il n’apprend la vérité que le lendemain.
Au Puits-Ferré, tombe la quatrième victime: Marcel Vételé, 29 ans, chef d’équipe sur la voie ferrée, ciblé parce qu’il portait un brassard et un revolver.
Les chars débouchent ensuite rue Clemenceau où se trouvent les blindés américains. L’industriel Marcel Braud (il a fondé ce qui deviendra l’entreprise Manitou) sort de chez lui. Un témoin, Marcel Pleurmeau, se souvient.
Ce jour-là, âgé de 11 ans, près du passage à niveau, caché derrière un pilier, je vois les chars allemands qui descendent de la rue Clemenceau. Derrière moi, sur la place Francis-Robert, les Anceniens acclament déjà les Américains. Puis j’aperçois sur le trottoir, devant l’ancienne sous-préfecture, Marcel Braud sortant de chez lui avec un fusil. Une rafale est tirée sur lui, il s’effondre au sol. Un soldat allemand sort du char et l’achève: il sera la cinquième victime de cette traversée mortelle d’Ancenis.
"Je n'ai jamais manqué de fer"
Le blindé allemand poursuit sa route. Jacques Gradara était là, lui aussi. Mitraillé par le char parce qu’il portait des bottes allemandes (provenant d’une caserne) et blessé par la même salve : on lui a ensuite enlevé plusieurs fragments de balles, mais je n’ai jamais manqué de fer, dit-il avec humour.
Puis ce sera la fuite des blindés, harcelés par la chasse alliée. Les équipages abandonnent leurs chars sous un chêne au village de la Chênaie, et disparaissent. Les panzers sont pilonnés et constituent, après la Libération, un but de promenade dominiciale. Criblé d’éclats, le vieux chêne a fini par mourir.

Daniel MORVAN.



 
 

samedi 14 janvier 2017

"Denise au Ventoux": Rencontrer l'animal


Michel Jullien ©

Denise est un bouvier de Berne. Jeune et noble bête de quarante-trois kilos, qui s’ennuie en ville et voudrait vivre sa vie de chienne. Elle jette son dévolu sur celui qui sera le plus apte à l'emporter. Elle le suit sur le Ventoux pour quatre jours d'escapade, où elle se trouve elle-même et rencontre l'éternité. Telle est l'histoire poignante contée par Michel Jullien dans Denise au Ventoux.



"Ancienne élève de l'école des chiens d'aveugles de Paris,", recalée pour "couardise urbaine", elle est passée par plusieurs identités, Cooky, Athéna, avant d’être baptisée Denise, parce qu’elle a "une tête à s’appeler Denise", pour "un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule".
Et Paul? Il promène le chien. La routine, l'aliénation pour le chien comme pour son maître. 440 kilomètres annuels avec Denise, à raison de mille sorties par an. Un minimum syndical augmenté d'échappées hors des "cercles carrés du IXe arrondissement", offerts à cette odalisque hybridée de patiente freudienne et d'Albertine assoupie. Chienne ou homme, qui promène qui? A l'une, il ne manquerait que la parole, à l'autre, celle-ci est un supplice quand il s'agit des civilités d'usage. Animal et homme identiquement congédiés de la création, réduits à leurs conditions parcellaires. Face à quoi le Ventoux est un horizon d’espoir.


Elle est d'abord confiée, à titre thérapeutique, à Valentine, sœur dépressive d'une encadreuse. Cependant, Denise n'encadre pas Valentine mais adore Paul, employé de banque qui gravite comme elle dans ce petit monde, relieuse ou bricoleur situationniste de faux décors de foire avec les restes de la chambre de Van Gogh à Auvers-sur-Oise. 

Imagine-t-elle qu’il lui permettra de rencontrer l’animal (*)
Mais le récit diffère à plaisir ce moment de vérité pour explorer l’habitat humain, évoquant alors le Nouveau roman et ses pointilleuses audaces. Michel Jullien appartient à la famille des grands descripteurs, grâce à une acuité de vision totalement inusitée et une syntaxe qui colle de près à l'obsession. Ainsi cette description d'une planchette de l'appartement de Valentine: une vasque "jouxtait une planchette couverte de Vénilia, sa tranche ornée d'un galon recollé jusqu'à l'impatience, qui dut être clouté en suite des décollements, quand on avait encore la foi d'une adhérence. Le ruban bâillait par endroits, laissant apparaître les copeaux de bois agglomérés sur la tranche de l'étagère, sales comme des miettes de pain."
Ce sont, nous dit l'auteur, des natures mortes qui "nous parlent très calmement du vivant que nous sommes". Rencontre improbable de Chardin et de Jack London. Mais la surface triste des choses ne conduit vers aucune révélation, elle est seulement miroir de solitude, comme dans la première page où tout en Denise, cette sleeping beauty, dit le besoin élémentaire de montagne exprimé par la gueule, "une babine s'affaissant sous son propre poids, découvrant une cordilière de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d'aiguilles blanches, un diorama - plus tellement blanches, teinte mastic à cinq ans - tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes."
Justement : et le Ventoux?
A ce stade du récit, la précision des arrêts sur image, l'écriture haute définition, affinent le trait jusqu'à l'exaspération. Ici, la chienne halète « comme une usine (…) la langue fondue à la manière des montres de Dali », là, dans la travée centrale d’un train, elle se relève «d’un coup de reins comme le font les chameaux du désert ». Michel Jullien use de l’effet de réel pour nous conduire au point où les deux expériences, humaine et animale, convergent en un même idéal: solidaires/solitaires dans leur rapport au monde, alliés de classe. La fine prose tourne comme une horloge. Les observations frappent. Comme dans cette page si touchante où Denise dessine de la truffe un paysage japonais sur la vitre d'une voiture: "C'était joli, le pare-brise arrière était parcouru des lignes de dégivrage horizontales, comme une portée sur laquelle, à mon adresse, Denise écrivait du museau ses idéogrammes de chien."
 Mais rien de grand ne se montre encore, et le bouvier bernois dort beaucoup: "Décidément elle dormait, les paupières barbotant, vautrée, ahanant des rêves aphones, avec le tressautement des courses inconséquentes vécues en songe, mimant des écarts impétueux pour le départ d'un trille au détour de la sente, des cavales immobiles, des souffles étranglés." La vraie vie est ailleurs, cela vaut aussi pour les chiens. Denise tirée de ce sommeil proustien, grâce au grelot magique d'un trousseau de clefs, homme et bête se mesurent au Ventoux.
Le western moderne commence.
La montagne. Le monstre de patience et d'attachement sort de son asthénie conditionnée, s'éveille aux odeurs d'autres castes, aux effrois et aux alertes du grand monde: "Il y avait pour Denise du nouveau dans l'animal". Jolie formule qui résume le retentissement initiatique de cette découverte. Symboles de cette révélation, les portes franchies au cours de l'ascension, sas de passage vers le Graal: La jeune Denise rencontre Dyonisos. Les chênes, comiques et semblables à des humains, porteurs "d'un présage à chaque gland comme s'ils sortaient d'un conseil avec Merlin", puis la forêt d'altitude et ses sentiers neigeux conservant les traces de bêtes. Avant la bosse terminale du Ventoux, où se prépare une immense scène finale qu'on ne dévoilera pas. Mise en alerte par des odeurs et des bruits, tout un mélange de "sucs indébrouillables", Denise (ex-Athéna) va rencontrer son destin au détour d'un pierrier. La satire sociale s'efface devant le chant du monde, la fusion déchirante devant la mort, la communion silencieuse des consciences, humaine et animale, et c'est sublime.

Daniel Morvan


Michel Jullien: Denise au Ventoux. Verdier, 138 pages, 16€. Prix Franz Hessel 2018 et 50 millions d'amis 2017.

Lire aussi Les Combarelles, bel essai sur les grottes ornées paru à la rentrée de septembre 2017 à l'Écarquillé. 
Lire aussi, à propos du même auteur: L'île aux troncs



* nous empruntons l'expression au festival "Rencontrer l'animal", organisé par le Grand T (Nantes) en  mai 2013.


mercredi 4 janvier 2017

Henri Droguet, un poète du temps (archive 2008)



Il a tiré une rhétorique des tempêtes de noroît et des marées d'équinoxe. Comme tous les écrivains « à l'ouest » ? Certainement pas. Son écriture l'écarte d'un laconisme hérité d'Eugène Guillevic. Loin de vouloir réduire la toile, Henri Droguet se veut océanique.
Depuis Ventôse, paru en 1990 chez Champ Vallon, il adopte un point de vue simple, celui des nuages. Il dit chercher « quelque chose d'équivalent, dans l'ordre de la langue, à la météo bretonne ; une écriture aussi démantibulée. » Il en découle une certaine réserve pour tout ce qui relève des sentiments. « Pas de moi je, pas de lyrisme intime. »
Juste une voix extérieure, d'où le titre du recueil, Off. L'écriture déroule une partition du chaos. partition grisée de vents et de mer, verbatim de grêles drues où les virtualités du langage convergent vers une mimétique déréglée. 
Comme le confie Henri Droguet (sur le site A la littérature (http://pierre.campion2.free.fr/), « parce que [...] le monde réel m'apparaît toujours comme un chaos discontinu, secoué, instable, angoissant et émerveillant, l'écriture elle-même va, par force, se démantibuler, se farcir d'ellipses [...] de figures qui mettent en crise. Et, pour compenser ce brouillage du sens, c'est le bidouillage sur les sons, les rythmes, les pulsations, qui va, dans sa fécondité sauvage et par des dérapages impitoyablement contrôlés, disposer des jalons, tracer un chemin, produire un semblant de sens. »
 
Dans ce tohu-bohu, la part de l'homme est mince. On le voit « paillasser dans les eaux », pousser une barrière, constater « l'inachèvement est notre territoire »
Le tout est écrit « à la va comme je te pousse », du moins le poète l'affirme, avouant son goût pour les lexiques (ornithologique, botanique), les jeux sonores, les écarts de langage (du langage soutenu au parler le plus simple).
On se souvient de Jean-Pierre Abraham (Armen, Ici présent...) et de son dieu caché. En est-il de même pour Droguet ? « Il y a dans certains coins, dans les ombres de cet état de choses (pourquoi ne pas le dire ?), le formidablement discret sourire, le désordre limpide et déchirant de Dieu. »
 
Ce que le poème intitulé « Usufruit » dit autrement, à propos de ce que l'homme possède : « suffisant maigre avoir somme toute :/ quelque bleu - de l'herbe du matin - deux brins/de laine - et ta peau - ta peau. »
Daniel Morvan
 
Off, Henri Droguet, Éditions Gallimard, 2008. 138 pages, 15 €.

mercredi 28 décembre 2016

Henri Droguet, borborygmes et soliloques




Tableaux de l'existence aux heures creuses de l'extrême ouest. En huit nouvelles rudes qui se partagent le même décor d'Armorique, le poète Henri Droguet pique sa prose aux ajoncs d'Aleth ou de Fréhel. Cela nous vaut une promenade pas ordinaire dans un univers lunaire, entre Synge et Beckett, sur fond de palaces balnéaires, kiosques à musique et masures croulantes. Dans la vase au pied des stations thermales, quand la tempête a démantelé la falaise « couleur de betterave cuite », un chômeur dort entre des traverses de chemin de fer, ratiocinant sur la fatigue et le travail. Apparaît sur les laisses de mer une espèce de crabe mutant. Un instituteur visionnaire entreprend un cycle romanesque, Comédie humaine des gueux écrite par un Balzac du Samu social. Un vagabond, adorateur de Gagarine, entreprend de reconstruire une cabane, entretient une liaison avec l'aubergiste du coin qui se suicide; il déterre son trésor de pièces d'or et s'en va. D’une nouvelle à l’autre, c'est toujours le même Albert, frère de misère des « messieurs rien de rien, les rois du pétrole », mangeurs de berniques, cohorte christique dont la voix (borborygmes et soliloques) est réunie dans une pulsation moribonde: « On se vautre encore et encore. Le pied gauche d'un arc-en-ciel tombe dans un carré de choux rouges de l'autre côté de la chaussée, plus loin. »
DM


Henri Droguet: Faisez pas les cons! éditions Fario, 98 pages, 14,50€

mardi 20 décembre 2016

Parti pour Avignon, je couvre l’attentat de #Nice




Pour moi, 2016, c’était ça. Le soir de la Fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule. Je venais d’arriver en Avignon, pour le Festival. Je me suis dérouté.


On sait rarement ce qui nous attend quand on part en reportage. Mon agenda de 2016, du 14 au 18 juillet : Festival d’Avignon. Mon premier festival « in » en trente-quatre ans de métier. Dix-sept heures de théâtre au programme, des Damnés à 2666.
Le soir de la Fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule, tuant 86 personnes. Je venais d’arriver en Avignon quand je reçus l’appel de la rédaction en chef. J’ai barré Avignon sur mon agenda, pour y inscrire : Nice.
J’étais dérouté.
J’ai trouvé là-bas mon camarade reporter Marc Mahuzier. Ultra-efficace. À l’hôtel Univers, aucun problème de réservation, les touristes fuyaient. J’ai marché sur la promenade des Anglais. 2 km de bitume, comme une marelle sanglante. La ville émergeait de vingt-quatre heures d’hébétude sous l’œil des chaînes d’info, posées là au carrefour, devant le public hostile.
Aux terrasses, le vieux Nice faisait semblant de vivre. Mais toutes ces âmes errantes, portant en elles des visions de corps écrasés. Ces cyclistes sillonnant la prom’, comme aveugles, lancés à fond. Joggeurs. Selfies. Fleurs, fleurs, fleurs. Petits mots. Je parlai avec l’homme qui avait organisé le plan blanc du CHU Pasteur : neuf salles d’op’ ouvertes pour accueillir 80 victimes, 29 urgences vitales la première nuit. De la chirurgie de guerre, à laquelle un exercice les avait préparés, en mai. Ils avaient «appris à être surpris».
Je suis retourné sur la prom’. Je regardais bêtement la Baie des anges, en me disant : tu ne vas pas parler du ciel bleu quand 84 personnes sont mortes. En me demandant si je saurais être surpris. Des gens passaient outre les cordons de police, serviette éponge sur le bras. Et j’ai vu. Quelque chose sans lien apparent avec la tuerie se passait là, dans le ressac des galets. Cette chose, c’était la mer.
Le désir de mer, plus fort que la mort ? Cela faisait cliché : en face d’un article sur la chaîne chirurgicale de survie, un autre sur le déchoquage de Nice aux bains de mer ? Sérieux ? Oui. Je marchai dans les galets. Un plagiste cambodgien avait étendu des blessés sur les chaises du Negresco. Il me dit: après le massacre, il faut se baigner, pour montrer qu’on n’a pas peur.
Un jeune couple de Lorient avait loué une semaine. Ils avaient vu le camion «chercher ses victimes», du vrai Stephen King. Ils refaisaient leur marelle de cauchemar, retrouvaient l’endroit où le camion les avait frôlés. Revoir la mer, se baigner « par nécessité, pour prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur. »
Dans le magasin de la place Masséna, les maillots de bain étaient soldés. J’en ai acheté un orange. Une fois les articles livrés, j’ai piqué une tête dans l’indigo pur. À Nice comme ailleurs, la mer est synonyme d’un autre mot en trois lettres : vie. »
Texte et photo: Daniel Morvan.

Courriel : daniel.morvan@ouest-france.fr
Facebook :morvandani


Ph Ulf Andersen
Twitter : funamwalker
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samedi 17 décembre 2016

Pour moi, 2016 c'était ça: parti pour Avignon, dérouté sur l'attentat de Nice


On sait rarement ce qui nous attend quand on part en reportage. Mon agenda de 2016, du 14 au 18 juillet : Festival d’Avignon. Mon premier festival « in » en trente-quatre ans de métier. Dix-sept heures de théâtre au programme, des Damnés à 2666.
Le soir de la Fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule, tuant 84 personnes. Je venais d’arriver en Avignon quand je reçus l’appel de la rédaction en chef. J’ai barré Avignon sur mon agenda, pour y inscrire : Nice. J’étais dérouté.
J’ai trouvé là-bas mon camarade reporter Marc Mahuzier. À l’hôtel Univers, aucun problème de réservation, les touristes fuyaient. J’ai marché sur la promenade des Anglais. 2 km de bitume, comme une marelle sanglante. La ville émergeait de vingt-quatre heures d’hébétude sous l’œil des chaînes d’info, posées là au carrefour, devant le public hostile.
Aux terrasses, le vieux Nice faisait semblant de vivre. Mais toutes ces âmes errantes, portant en elles des visions de corps écrasés. Ces cyclistes sillonnant la prom’, comme aveugles, lancés à fond. Joggeurs. Selfies. Fleurs, fleurs, fleurs. Petits mots.
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La suite sur ouest-france.fr

lundi 12 décembre 2016

Dom Juan dynamité par Jean-François Sivadier




Dom Juan, comme ces héros Marvel d’aujourd’hui, qui ne meurent jamais.© Brigitte Enguérand

Dom Juan est comme les cow-boys solitaires, qui laissent derrière eux des cœurs brisés et des cadavres, et l’interrogation : mais qui était cet homme ? Jean-Marie Sivadier en a fait un homme d’aujourd’hui : un Dom Juan pour la Star Academy, qui chante Sexual Healing dans un micro vintage - et comment oublier que Marvin Gaye fut assassiné par son père ? Même destin pour ces deux roucouleurs de soul music !
Mais la vraie histoire de Dom Juan remonte plus loin, en 1665. Dans la pièce de Molière, c'est un blond séducteur dont le chemin est jalonné de filles abandonnées et de familles en état de choc. Il défie Dieu, affirme que le ciel est vide et affronte tout l’inconnu au-dessus de sa tête, figuré par un bric-à-brac planétaire sorti de l’univers de Galilée. Si on ne croit pas au châtiment final de Dom Juan, en revanche on croit au théâtre de Sivadier. Par sa manière de jouer follement avec les codes du théâtre, avec l’adresse au public mis dans la complicité : d’entrée, Nicolas Bouchaud s’amuse à séduire les filles des premiers rangs, s’attachant d’abord à une certaine Amorine de Strasbourg : « Un autre objet a chassé Elvire de mes pensées », dit-il en lui offrant des fleurs.


Avec une machinerie à l’ancienne, ses coups de tonnerre et ses beaux effets de carton-pâte, Jean-François Sivadier, Nicolas Bouchaud et son équipe ont pris l’option d’un théâtre ludique. Le public adore l'irrésistible Lucie Valon dans son rôle de Bécassine et de clown, ainsi que Stephen Butel qui lui donne la réplique, dans un gallo venu de la nuit des provinces. L'extraordinaire et bondissant Nicolas Bouchaud joue avec la diction et en tire de très beaux effets comiques. Ainsi dans la phrase : « et tout le plaisir de l’amour est dans le... ? Dans le... ? Changement! », où il retarde le dernier mot comme un politique ou un maître d’école.
S’il est clair que Dom Juan avait toute la sympathie de Molière, c’est qu’il est aussi une figure du comédien. Irréductible au principe de réalité, il ne rembourse aucune dette, ne doit rien à personne. Un antihéros qui disparaît corps et biens, purement éclipsé. Dom Juan l’insaisissable est bel est bien comme ces héros Marvel d’aujourd’hui, qui ne meurent jamais.
Daniel Morvan.

Lundi 12 décembre 2016 à 20 h 30, mardi 13, mercredi 14 et jeudi 15 à 10 h, vendredi 16 à 20 h 30 et samedi 17 à 19 h. Au Grand T (Nantes), tél. 02 51 88 25 25.

vendredi 9 décembre 2016

Snobé par Moïse, le prophète aux 10 singles


La comédie musicale écrite par Élie Chouraqui et Pascal Obispo était sur la scène du Zénith fin janvier 2017. Rendez-vous incontournable pour la presse grand public, qui se doit aussi de traiter des événements populaires. Verbatim de l'interview la plus bête de l'année 2016.


Hôtel Mercure, gare sud, Nantes, mardi, 10h30.

La comédie musicale rebaptisée part en tournée en janvier 2017. Joshaï et Merwan, vous étiez doublures de la première version de 2000. Une version mythique?
Moïse (Joshai), très sèchement: pff, elle n'est pas mythique puisqu'il n'est pas question de mythologie.
M: L’impression d’être cette fois sous les feux de la rampe, avec toute la pression que cela représente! Car ce spectacle est mythique. Des personnes nous disent combien c’est un rêve pour elles, de voir en vrai un spectacle qu’elles ont vu mille fois en DVD!

Vanina, vous êtes la Nefertari de cette re-création des Dix Commandements. Un rêve?
Vanina. Je suis Algérienne de Corse et je rêvais de jouer dans une comédie musicale. J’ai envoyé une vidéo et le rêve s’est réalisé: j’étais convoquée devant Elie Chouraqui et Kamel Ouali, le chorégraphe original. Cela au terme d’un parcours passant par une école de danse jazz à Lyon, puis Paris, où j’ai été candidate à la Star Academy.

Recréer une comédie musicale en cinq semaines, un tour de force?
Merwan. Oui, d’autant quie ce n’est pas un spectacle à l’identique. Seize ans après la création, les décors ont été repensés et une nouvelle troupe mise en place. Nous, les anciens, avons retrouvé nos petites habitudes de l’époque au cours de ces répétitions à la Cité du cinéma, à Saint-Denis. Nourris de cette expérience, nous avons pu aider Vanina à vaincre les difficultés de la partition.

Ensuite, quel fut votre parcours?
Merwan Rim. Les Dix commandements m’ont mis le pied à l’étrier, j’ai enchaîné sur Le roi Soleil, Mozart l’opéra rock, enregistré mes propres singles. Je suis passé de remplaçant à titulaire.

Quelle est l’attente du public? Le message?
Vanina Pietri. C’est un spectacle que le public connaît par cœur. Au-delà de la religion, c’est un spectacle sur le vivre ensemble. Pour cette seconde version, le metteur en scène veut affirmer le besoin, toujours plus urgent, d'amour de son prochain et de tolérance. Sur la chanson « L’envie d’aimer », le public se soulève littéralement pour chanter avec nous. Et pourtant, sur le papier, ce n’était pas gagné d’avance!

Le paysage de la comédie musicale grand public a-t-il changé?
Merwan Rim. A l’époque, nous avions deux concurrents: Roméo et Juliette et Notre-Dame de Paris. En décembre 2016, Paris proposait dix-sept comédies musicales. Londres et Broadway tournent sur cinquante ou soixante productions, certaines à l’affiche en continu depuis des années. Si on pouvait faire ça à Paris, ce serait juste magique.

mercredi 7 décembre 2016

Ambra Senatore, danser de tout et de rien

Du Beckett en décor Ikea (Ph.: Berlanga)

On attend sans doute trop d’Ambra Senatore, comme si elle venait libérer le geste, rendre la parole au danseur, démocratiser l’art, et son beau sourire en plus. Si on regardait juste son spectacle, ce serait déjà bien, non? Mais là, pas question d’esquiver à la nantaise, genre : « Je ne connais pas assez son univers pour juger sur un seul spectacle ». Laissons ça aux botteurs en touche et assumons le fait d’avoir aimé Pièces.
Dans un intérieur standard de classe moyenne, des trentenaires en jeans évoluent comme en apesanteur, prennent le thé et conversent élégamment, dansant cocoon, comme le ver tisse sa soie. Kristin Scott Thomas dans Star Trek revu par Jacques Tati. Une vie artificielle de série télé française dans un emballage synthétique de cold wave française. Les corps y évoluent comme des mouches dans la toile de la conversation. Ça danse de tout et de rien.
Encore cette vieille histoire de vie quotidienne stylisée ? Oui, bien sûr : tout ça c’est des codes gestuels, verbaux et non-verbaux, nous dit la chorégraphe. Elle révèle la beauté tragique de nos bla-blas, récits de voyage au Japon et ronds de jambe. Pourquoi est-ce drôle ? À cause des échanges de regards où le spectateur devine des micro-histoires marrantes, dramatisées façon « In the mood for love » par l’excellent musicien Jonathan Seilman. Cela ne va nulle part, c'est du Beckett dans un décor Ikea. C’est drôle et c’est pathétique, c’est un peu nous.

Daniel Morvan.

Jeudi 8 décembre
 à 20 h 30 au Lieu Unique, quai F. Favre. Durée 1 h.

mardi 6 décembre 2016

Ambra Senatore: Pièces



Ambra Senatore (CCN/Berlanda)

Notre rencontre a commencé par un gag, autour d’une table de jardin, avec des chaises pliantes en fer. Ambra Senatore est arrivée en retard, et moi en avance. J’en ai profité pour feuilleter une revue de chorégraphie. Et sonder l’étendue de mon ignorance. Certains noms n’étaient pas inconnus : Pierre Rigal, Boris Charmatz, Anne-Sophie de Kersmaeker… Et donc Ambra Senatore, « l’Italienne blonde aux yeux bleus » (Balzac, Proust, au secours!), une femme portée sur les petites histoires pleines de fantaisie. Ambra est arrivée, s’est assise sur la chaise qui s’est effondrée sous elle. Cette chute tombait assez bien : « J’aime beaucoup Buster Keaton, s’amuse-t-elle en se relevant. Et j’aime qu’un spectacle de danse soit drôle. »


Le corps du récit


Il se passe de drôles de choses avec Ambra Senatore, nouvelle directrice du centre chorégraphique de Nantes. Sa nouvelle création, ce soir au Lieu Unique ? Sur le plateau, cinq danseurs aguerris, rompus à ses méthodes de travail, capables d’improviser, parmi lesquels un comédien. « Oui, un comédien, car Pièces se situe entre la danse et le théâtre. Cela se passe dans une cuisine. Nous avons commencé à travailler sur la vie quotidienne, en fragmentant ces instants vécus, jusqu’à ce qu’un récit entier prenne corps. Mais sans pourtant aller jusqu’au bout des histoires qui s’amorcent. Le spectateur est appelé à un grand travail de regard pour construire ces bribes d’histoire. »
Les fragments de vie sont assemblés dans un puzzle humoristique, sur une musique du nantais Jonathan Seilmann. « Nous avons découpé le temps. Des heures d’improvisation, de manière très dirigée, j’ai même donné des vincoli aux danseurs. » Chic, un mot italien ! « Vincoli ? Des chaînes, mais ce n’est pas joli pour parler de danse. »


Ambra Senatore a donc fixé des contraintes à ses danseurs, pour parvenir à une heure de spectacle : Pièces a été créée à Besançon, où elle a été artiste résidente avant de venir à Nantes. « Les sept premières représentations d’une chorégraphie appartiennent encore à sa gestation. Grâce aux spectateurs, elle peut commencer à exister. Mais le moment de la création est le plus faible d’une œuvre. »
Chaque représentation permet de nouveaux ajustements, la chorégraphe aligne ses notes pour biffer et ajuster. Mais pourquoi donc aller voir cette pièce naissante, sans attendre qu’elle devienne parfaite ? « C’est une œuvre accessible à tous, rassure la chorégraphe, il n’y a pas besoin de mode d’emploi comme pour une machine à laver. Il suffit de se laisser porter. Ça rigole et ça dit des choses tristes. Pour le reste, on touche du fer. Vous dites ça, en français ? »

Daniel Morvan.

Du mardi 6 au jeudi 8 décembre 2016 à 20 h 30. 12 €/22 €. Durée : 1 h. Billetterie:  tél. 02 51 88 25 25.
Rencontre avec Ambra Senatore mercredi 7 à l’issue de la représentation.


Noël dansé


Venez fêter Noël avant l’heure les 17 et 18 décembre. Le CCNN propose un week-end gratuit de rendez-vous pour tous les âges. Au programme : trois courtes pièces à découvrir seul, à plusieurs ou en famille ! Une seule règle : pas de billetterie, mais apportez un objet qui vous appartient à offrir à un autre spectateur.
Samedi 17 décembre à 16 h, dimanche 18 décembre à 10 h 30 et 16 h 30. Réservations : tél. 02 40 93 30 97.

mardi 29 novembre 2016

Elisée, le géographe aux semelles de vent

Le projet de "grand globe" d'Elisée Reclus pour l'Exposition universelle



Pourquoi raconter ce qu'on sait déjà de la vie des hommes? Thomas Giraud s'est attelé à une biographie d'Elisée Reclus, "géographe, anarchiste, végétarien, marcheur, rédacteur de guides de tourisme, penseur aux vies multiples", en se concentrant sur la période peu connue de l'enfance. Le hasard a mis Reclus sur la route du juriste nantais de 39 ans (au moment de la publication du livre chez un éditeur lillois au beau nom bashungien, La Contre allée), venant remplir le besoin d'écrire: la lecture de l’Histoire d’un ruisseau d’Elisée Reclus, la biographie de Jean-Didier Vincent, et la découverte de la correspondance d'Elisée Reclus avec sa mère Zéline et son frère aîné Elie.
La fiction dans les blancs d'Élisée avant les ruisseaux et les montagnes va s'écrire dans l'ordre chronologique. Elisée, qui va sa vie entière s'appliquer à faire mentir son nom de "reclus", est élevé dans une famille en forme de cellule pédagogique expérimentale, par la mère inspirée par le système jésuite et les principes d'attraction passionnelle de Charles Fourier. Les deux premiers fils seront comme moi pasteurs, décide Jacques, le père. Cela passe par les Frères Moraves à Neuwied, sur le Rhin. Elie l'aîné s'y trouve déjà. Moqué pour sa pauvreté par les fils de bourgeois de ce collège, il prépare le terrain pour son cadet qui, à onze ou douze ans, prend son bâton de pèlerin calviniste.
Le peu qu'on en sait se lit dans les lettres d'Elie, le grand frère fratrissime, au sein d'un vaste corpus de textes qui constituent le vivier où puise Thomas Giraud, notamment la correspondance compilée dans le recueil Les Alpes. L'existence de ces textes n'explique pas à elle seule le mystère de ce livre de résurgences et de sources indétectables, les quelques rares citations réelles d'Elisée Reclus étant signalées par les italiques.
Non, l'axe fort de ce livre magnétique est bien ce voyage d'un enfant à travers la France, selon une ligne droite du Périgord au Rhin. Cette traversée depuis Sainte-Foy accomplie seul, à onze ou douze ans, à pied et en malle-poste, par Élisée, qui découvre les horizons, les routes, les ciels, les rivières, est une suite d'épiphanies du monde, de révélations de la nature. L'écriture de Thomas Giraud conserve une neutralité attentive, mais vibre malgré elle: "Il faut quitter la terre, ses pierres, et le mouillé des ruisseaux autour de la maison avant de pouvoir traverser, monter, grimper, regarder d'en haut cette France dont il va faire une diagonale, vers le nord et vers l'est." Et, déjà en route: "Il mange à peine, il découvre et ne peut faire autre chose. Les coutures s'ouvrent, il prend, est avalé en retour dans ce qu'il voit. Même dormir lui est difficile. Il se laisse absorber totalement, prenant les paysages, les rives de la Gironde, celles de la Seine, les contreforts du bassin parisien, la Champagne pouilleuse, les forêts de l'Argonne, les plaines de l'Est, les boucles de la Meuse, comme une globalité. Il ne hiérarchise pas. Un arbre qu'il ne connaît pas au bord du chemin l'émeut autant que les grandes villes."

Au bout du chemin se trouve le pensionnat, l'ennui. Le fils de l'évangéliste périgourdin est, comme lui, animé du désir de battre la campagne et de ramasser des pierres. Débute alors l'âge des projets imaginés: "raconter la vie d'une goutte d'eau partant de sa source pour rejoindre la mer, étudier des pierres et leur influence sur l'agriculture, établir la proportion moyenne de la fonte et de l'évaporation pour les masses de neige qui tombent dans les montagnes"... Ou encore, fantaisies conjecturées par l'auteur, "déterminer s'il existe une organisation familiale chez les pierres" ou "comparer les glaciers: certains sont-ils pauvres?"
C'est fort éloigné de la science expérimentale du XIXe siècle.
Promeneur solitaire, Elisée envisage de tirer d'une goutte d'eau le secret des rivières, lire l'univers dans un caillou du chemin. Connaître, oui, mais sans abdiquer aucune prétention au mystère. Au fil du chemin, Giraud égrène des "bouts de pensée" qui finiront par devenir la pensée d'Elisée Reclus, humaniste et encyclopédiste à la Diderot, amoureux de la terre doté du souffle d'un Ramuz ou d'un Giono, dormeur à même le sol, à qui la sieste offre une science plus profonde "de milliers de lieux-dits, d'arbres égarés, de rus entre deux champs".
Puis le voyage de retour, le reniement de la voie dictée par le père. Et l'âge adulte, géographique, auquel il accède comme rédacteur des guides Joanne, ancêtres des Guides Bleus, dont certains (Nice, Cannes...) restent dans les annales. Avant le projet absurde, borgésien, du "Grand Globe", maquette immense de la terre, qui ne verra pas le jour... Exil, prison seront le prix de ses convictions anarchistes, qui lui vaudront la suspension de l'Université libre de Bruxelles. Mais ce versant politique de la vie de Reclus n'est qu'à peine esquissé par Thomas Giraud, qui s'est logé dans la tête de son sujet, dans la bonne densité d'éther, à hauteur du regard rêveur capté par Nadar: un savant fou, si bien rêvé dans ce livre qu'on se dit, comme lui, que tout est possible.
Daniel Morvan.
Thomas Giraud: Elisée avant les ruisseaux et les montagnes. La Contre allée, 14€

Benjamin Péret, soldat inconnu du surréalisme

Benjamin Péret, Tristan Tzara, Paul Éluard et André Breton



Une photo colle à la peau de Benjamin Péret. Prise en 1926, on le voit "insultant un prêtre" de Plestin-les-Grèves, lequel ignorait probablement avoir affaire, sinon au pape, du moins à l'un des cardinaux du surréalisme. Péret ne s'est pas remis de cette caricature. La comparaison avec Jacques Vaché renforce encore cette impression: L'écrivain nantais suicidé et sans œuvre (hors sa correspondance), fut célébré par André Breton, alors que le rezéen Péret a laissé une "œuvre poétique considérable" - mais introuvable. Le livre de Barthélémy Schwartz vient utilement corriger cette image pour resituer cet oublié de l'histoire dans la galaxie surréaliste et celle des combats des intellectuels au début du XXe siècle.

Né en 1899 dans cette cité ouvrière au sud de Nantes, il est introduit en littérature par sa mère, à la façon d'un employé de commerce. Il "monte" à Paris, où il rejoint l'avant-garde dadaïste au sein de la revue Littérature. Sa première apparition publique a lieu à la salle Gaveau en 1920, où il surgit sur scène pour prononcer ces mots restés dans l'histoire: "Vive la France et les pommes de terre frites". Marqué comme le plus provincial des dadaïstes, en raison de ses origines modestes et de son parcours d'autodidacte, il est l'un des instigateurs du "procès Barrès", et paraît une nouvelle fois sur scène muni d'un masque à gaz. Quelques chahuts plus tard, nous le retrouvons en Bretagne (Plestin-les-Grèves, Ploumilliau, Saint-Michel-en-Grève) auprès d'Yves Tanguy, puis à nouveau insultant des ouvriers qui vont le retrouver peu après sur la route, où il a été stoppé par une panne. Une fois de plus, le ridicule revendiqué semble dominer dans ces faits d'armes. Mais Péret est par ailleurs un écrivain, qui envisage la poésie, dit-il, comme une invitation à rompre "le charme maudit" et à rejoindre la vraie vie au paradis de l'écriture automatique.

Son parcours très "agit-prop" se confond alors avec le surréalisme. Parler de Péret, c'est parler de Breton, d'Eluard, d'Aragon mais aussi de Prévert par son goût du parler populaire. Qu'il soit décrit comme "boute-en-train incomparable" n'est pas de nature à mieux cerner son rôle, qui se précise quand il prend en 1926, pour quelques mois, sa carte au parti communiste. Après la publication des "Rouilles encagées", ouvrage saisi à l'imprimerie, qui ne sera publié qu'en 1970, il part pour le Brésil avec son épouse la cantatrice Elsie Houston, "figure emblématique du modernisme brésilien". Elle mène de front sa carrière de soprano et de chanteuse folk, membre du mouvement anthropophage (prônant le retour à la "brésilianité" et le rejet de l'héritage colonial).

Collecteur, correcteur


En 1931, il soutient la gauche d'opposition au Brésil d'où il est expulsé comme agitateur communiste; en 1936, il est un militant trotskyste au sein du POUM (parti ouvrier d'unification marxiste) à Barcelone. Il se brouille avec le POUM, qui envisage sérieusement de le fusiller. Il part diriger une unité de combat d'anarchistes opposés au Frente popular: les colonnes Durutti, sur le front de Teruel.
Pendant la Seconde guerre mondiale, il s'exile avec sa nouvelle compagne Remedios (artiste rencontrée en Catalogne) au Mexique, et sera proche de Natalia Trotski, l'épouse du leader bolchevique. Il est fasciné par l'art précolombien, et cherche à revivifier son communisme dans une ethnographie de l'âge d'or: "le surréalisme, écrit-il, voit dans l'art et les mythes primitifs une démonstration préexistante à ses théories sur l'art, la vie et la poésie qu'il entend faire pénétrer dans la conscience de tous les hommes". Il entreprend de collecter dans la forêt amazonienne des mythes précolombiens, tout en rédigeant "Le déshonneur des poètes", et de rentrer en France où il exerce le métier de correcteur.
Qui attendait une biographie orthodoxe de l'écrivain Péret sera déçu: ce livre est l'historique d'un parcours militant, en mêlant ses fils avec ceux d'une littérature que l'on retrouve dans une anthologie qui clôt l'ouvrage: le Benjamin Péret de la collection "Poètes d'aujourd'hui" (Seghers) a été publié en 1961, deux ans après sa mort. Depuis cette date, Péret était aux abonnés absents. Le présent ouvrage renoue le fil rompu, et fait entendre le premier signal de cette planète lointaine, si proche de nous, à Rezé.

Daniel Morvan

Barthélémy Schwartz: Benjamin Péret, l'astre noir du surréalisme. Libertalia. 328 pages, 18€.

vendredi 25 novembre 2016

Festival des 3 continents 2016: Destruction Babies

Le cru 2016 du festival des 3 continents propose neuf longs métrages de tous horizons, projetés au Katorza. Destruction babies revisite le thème de la violence gratuite, mode Orange Mécanique. Il a déjà été primé au festival de Locarno.

Critique

Comment ça va avec la violence dans l’empire du soleil levant ? Destruction babies brode sur un canevas des plus classiques : un adolescent cogne sur les garçons d’un quartier voisin. Puis il s’en prend, au hasard, aux personnes qu’il croise. La double dimension du film happe le spectateur : les scènes de violence se déroulent devant un public (à l’intérieur du film!) qui adore ça, et l’auteur des coups a tout du « walking dead », le mort vivant drogué à la violence.Testuya Mariko filme très bien l’univers des salles de jeux et la galerie commerciale de la ville. La chorégraphie un peu molle des bagarres contribue à anesthésier le spectateur : rien de vraiment grave ne va arriver. Justement, si.Star montante d’un jeune cinéma japonais, Tetsuya Mariko ne joue pas vraiment le réalisme brutal. Tout en louchant sur Orange Mécanique, il relit les vieux plans samouraïs à la lueur blafarde d’un smartphone. Et nous emmène gentiment jusqu’à une horreur pas si exotique.

jeudi 24 novembre 2016

Vimala Pons et Tsirihaka: On a retrouvé les clowns

critique


Grande, c’est un cirque en kit assemblé par deux artistes : Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel. On les avait vus dans le collectif « De nos jours », on les retrouva (en 2016) au Lieu unique de Nantes dans un énorme bric-à-brac d’amplis, d’accessoires.
Le spectacle use et abuse de panneaux d’avertissement, de comptes à rebours, jouant avec l’illusion que tout est en train de se ficeler sous nos yeux, sur un timing finement minuté. L’enjeu est la spontanéité : donner à voir que ce qui a lieu sur scène est réellement vécu, et que cette infirmière qui porte une machine à laver sur la tête est vraiment lessivée. L’accessoire essentiel de Tsirihaka est un palan électrique sur rails qui le hisse jusqu’au sommet d’un toboggan. Vimala Pons excelle dans l’art du portage d’objets divers, allant de la colonne dorique à la feuille de papier. Tout cela n’est qu’un cadre pour faire jouer les talents multiples des deux comédiens: musiciens, mimes, danseurs, art des voix et registres mixtes, et exécution musicale en direct sur des claviers. Non, ce n’est pas du cirque, mais ce music-hall barré emprunte au cirque son sens de l’erreur volontaire, du faux pas, le rythme effréné, les assiettes cassées. Et encore : Un cercueil en carton, des fleurs fanées, l'effeuillage express d'un multicouche de robes, les crises de couple et les hurlements devant une porte fermée qui devient ascenseur ou cible de lanceur de couteaux. Un doux vent de révolte passe là-dessus, s’insurge contre l’ennui. 
On les a retrouvés. Qui ? Les clowns !

Daniel Morvan.

Née en Inde, installée en France à l’âge de 7 ans, elle pratique le tennis et le karaté jusqu’à 15 ans. Elle étudie ensuite l’histoire de l’art, le cinéma, intègre le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris puis le Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne en 2006. Chez elle, tout fait corps et sens.

mercredi 23 novembre 2016

L'halleluia de Leyla McCalla à Leonard Cohen


Certains privilégiés avaient pu entendre Leyla McCalla en 2015 au sein des Carolina Chocolate Drops, groupe dont elle était la violoncelliste. Aujourd'hui, la musicienne joue en son nom propre et ajoute des cordes à son arc : au violoncelle viennent s'ajouter la guitare, le banjo et le chant en anglais ou créole. Un attirail joué avec un naturel couplé à une technique inculquée par une formation classique. Leyla McCalla tisse à part de ceci des chansons métissées où l'on retrouve des influences haïtiennes, cajuns, folk et blues. Une musique cosmopolite à l'image de la Nouvelle Orléans, ville d'adoption de l'artiste. 
En fin de tournée française, la chanteuse haïtienne était le 22 novembre 2016 à la salle Paul Fort de Nantes. Concert qui s'est clos sur un superbe "Halleluia" en hommage à Leonard Cohen.







Chanteuse et multi-instrumentiste, née à New York, Leyla McCalla a rejoint les terres métisses de Crescent City, La Nouvelle-Orléans, en 2010 où elle retrouve ses racines haïtiennes et peut enfin créer la musique à laquelle elle aspire. chantant en français, créole haïtien et anglais, Leyla McCalla joue du violoncelle, du banjo ténor et de la guitare. Alors qu'elle joue du Bach dans la rue, l'artiste est repérée et intègre le groupe Carolina Chocolate Drop. En 2013 elle sort l'album "Vari-colored songs", hommage vibrant aux textes du poète afro-américain Langston Hughes et au folklore Haïtien et Cajun.

Sur son nouvel opus "A Day for the Hunter, A Day for the Prey", (un proverbe haïtien) Leyla McCalla poursuit l’exploration des thèmes de la justice sociale et de la conscience panafricaine avec une fusion intemporelle de folk multiculturelle.

vendredi 18 novembre 2016

Elisée, l'histoire du garçon qui traversa la France à 11 ans





Juge à Nantes, Thomas Giraud raconte la vie d’Élisée Reclus (1830-1905). La vie, non : l’enfance poétique d’un géographe fou de nature. Un bouquin génial et passionnant, l’une des révélations de la rentrée.


Quelle drôle d’idée, d’écrire un livre sur la vie d’Élisée Reclus!
Vous avez raison, nombre de personnes et même de libraires ignoraient qui il était. Des lecteurs ont cru qu’il était une fille : Élisée. Ce qui a déclenché l’envie d’écrire, c’est la découverte d’un recueil de ses lettres à son frère Élie et à sa mère, Zéline. Son écriture et ses sujets me parlent beaucoup : on voit se dessiner ce qu’il sera, un géographe émotif, un auteur proche de la nature, comme Giono et Ramuz. Ce n’est donc pas la vie d’Élisée, mais son enfance passionnée par « les sinuosités et les remous » des ruisseaux…


Communard, anarchiste, libertaire, Reclus a même connu Bakounine. Votre livre n’est pas un manifeste politique. Vous avez préféré rêver votre personnage ?
Élisée Reclus est connu pour ses positions anarchistes, et son slogan : L’utopie, c’est la seule réalité. C’est un homme qui a vécu selon ses principes, avec une rigueur morale qui par exemple, semblerait faire défaut à Jean-Jacques Rousseau, qu’il admirait. C’est une figure de l’engagement, à la Diderot, mais je me suis concentré sur son éveil à la nature, avant qu’il ne devienne l’auteur d’Histoire d’un ruisseau et d’Histoire d’une montagne, et rédacteur de l’ancêtre du Guide Bleu.


Votre livre touche à l’extraordinaire, avec une traversée de la France accomplie par Élisée à l’âge de onze ans !
À l’époque on était adulte plus tôt. Il s’agit d’une expédition folle depuis sa ville de Sainte-Foy pour rejoindre un collège allemand, sur les bords du Rhin, selon le vœu paternel. Ce long chemin suit une diagonale que les géographes appelleront « la diagonale du vide ». Et là, Élisée vit une expérience intime qui annonce ce qu’il sera plus tard, il reçoit le monde sans hiérarchiser les choses, ce qui ne peut que nous étonner, nous qui voulons toujours tout ranger selon un ordre : Un arbre au bord du chemin l’émeut autant que les grandes villes.


Dans ce livre, vous mélangez fiction et biographie. On se dit en vous lisant que vous réinventez une certaine idée du bonheur à travers Élisée…
Il est né dans une famille de 12 ou 13 enfants, sa mère aimait beaucoup l’utopiste Charles Fourier, elle a inventé l’école maternelle : on a donné à ces enfants le goût des choses peu ordinaires. Cet Élisée, je le voulais intelligent et enfantin, un peu comme sur la photo de Nadar, qui capte son œil malicieux. C’est un peu Arthur Rimbaud aussi, ce garçon aux semelles de vent.


Recueilli par Daniel Morvan.
Thomas Giraud : Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes. La Contre année, 136 pages, 14 €.

"Pas un tombeau": Mon père, ce héros

Gérard Guérif, interprète de ce magnifique hommage au père

Il faut voir « Pas un tombeau », hommage émouvant d’un homme d'âge mûr à son vieux père. Et à travers lui, à tous les pères. Il faut aller voir ce joli moment de théâtre. Vous penserez à votre père, à vos enfants, vous verrez comme personne n'est mieux observé qu'un père par son fils... Composée de 280 anamnèses (souvenirs d'enfance recueillis sous forme d'une liste à la Pérec), cette pièce de Bernard Bretonnière est mise en scène par François Parmentier, avec l'acteur Gérard Guérif, qui porte ce texte avec verve et émotion. Déjà représentée une cinquantaine de fois "chez l'habitant", François Parmentier en propose une version plus théâtrale, au studio St Georges des Batignolles à Nantes.

Entretien
Bernard Bretonnière, auteur, traducteur, poète.

Quel est le sujet de cette pièce, qui semble dérouler devant nos yeux, comme un immense diaporama, les épiphanies d'une enfance ?
Le sujet de ce monologue devenu pièce par la volonté d’un comédien et d’un metteur en scène (que je remercie vivement !) est un « sujet » vivant, et unique : mon père. J’ai voulu évoquer mon père vivant, et de son vivant (il a aujourd’hui 93 ans), quand la plupart des écrivains ne consacrent de livres à leurs pères qu’après leur mort. J’ai vu dans ce projet d’écriture une forme de défi qui, bien sûr, remettait en question jusqu’aux temps de conjugaison, le présent n’étant pas révolu, ni le remords de n’avoir pas dit plus tôt, avant. J’avais encore la volonté de ne pas verser dans l’éloge ou l’hommage comme on est tenté de le faire post-mortem, je ne voulais pas faire ce que l’on appelle, en littérature, un « tombeau ». Ce père, comme tous les pères, a des défauts que le texte rappelle, ils ne sont ni oubliés, ni cachés.

Comment la mise en scène de souvenirs est-elle abordée ?
Le metteur en scène, François Parmentier, a voulu placer chaque représentation dans un cadre intime, une façon de cercle de famille, en le jouant d’abord chez l’habitant. Les souvenirs ne sont matérialisés que par la projection d’images extraites de films familiaux d’amateur (du vieux Super 8). Mais la prééminence reste à la parole : un fils raconte, confie, se souvient tandis qu’il dîne frugalement, seul, mais avec quelques chansons et musiques toujours liées à son père. À partir de cette figure particulière dont il fixe la mémoire particulière, il veut, il espère parler de tous les pères, et à tous les enfants.

Vous dites lui faire parler « une langue d’avant la TSF ». Qu’est-ce au juste que cette langue ?
J’ai voulu retrouver les mots passés de mode qu’emploie, souvent encore, mon père, comme la plupart des gens de sa génération : ainsi, la TSF, Paris-Inter, tourne-disque, réclame, etc. La langue traduit toujours une époque, et entendre aujourd’hui ces mots qu’on dirait « obsolètes » devient savoureux, et même touchant. La langue d’un père, avec le vocabulaire et les expressions « de son temps » n’est pas la même que celle de ses enfants ; et elle les amuse…

Recueilli par Daniel Morvan.

contact@aphoristes.com

mercredi 16 novembre 2016

5e hurlants: la persévérance de l'araignée

© Georges Ridel

Raphaëlle Boitel revient au Grand T avec cinq jeunes artistes issus de l’académie Fratellini.

Je voudrais vous parler de la persévérance, nous dit Raphaëlle Boitel, metteur en scène de la compagnie L’oublié(e). La persévérance des chats, celle des araignées et des hommes. Elle a travaillé treize ans avec le petit-fils de Charlie Chaplin : il y a sûrement un lien (de transmission) entre cet artiste des chutes et le travail de la jeune chorégraphe. Son goût des pieds dans le plat, des orteils qui ripent, des glissades sur les fesses.
Il y a longtemps que vous n’avez pas entendu ces rires clairs dans la salle ? Ces rires premiers, ceux du clown qui se casse la figure ? Et le vôtre, il se porte comment ? Il ira encore mieux quand vous aurez vu 5e hurlants. Un spectacle qui raconte le spectacle, nous le montre en train de se faire. Une suite de numéros, qu’on applaudit, avec de la belle musique, pour illustrer le proverbe : « Sept fois à terre, huit fois debout ».
Deux jeunes femmes et trois jeunes hommes qui jonglent, s’élèvent et chutent en musique. Le tout dans un espace clair-obscur, tendu par les tire-forts, sous l’œil d’un gros projecteur roulant, lieu sombre pour de belles fulgurances : Julieta au cœur de son cerceau et dans ses agrès, Aloïse en contorsion et glissades, Salvo dans ses sangles, Alejandro jonglant et Loïc hésitant virtuose sur son fil. Pour ce troisième opus de cirque chorégraphié, Raphaëlle Boitel nous raconte la naissance du merveilleux, la conquête de l’espace et l’invention de la précision par des artistes par ailleurs normaux, amoureux et maladroits. Un poème de la fragilité et de la force, et du trajet qu’on rêve tous de faire de l’une à l’autre, dans les deux sens.
Daniel Morvan.

© Georges Ridel
Ce jeudi 17 novembre, à 20 h, vendredi 18, à 14 h, et samedi 19 novembre, à 19 h. Grand T de Nantes. Tarifs : 25 € et 21 €. 

Annie Ernaux au théâtre: L'hyper est notre humeur


« Sur le tapis roulant, sous la verrière, on monte vers les guirlandes et les illuminations qui pendent comme des colliers de pierres précieuses ». « Regarde les lumières mon amour », c’est le titre du livre d’Annie Ernaux, qu’elle a écrit au fil de ses observations à l’Auchan de Cergy-Pontoise. Zone aveugle, « l’hypermarché offre autant de sens et de vérité humaine que la salle de concert ». Un lieu révélateur sur notre façon de « faire société ». Empoigner ce texte pour en faire spectacle, c’est l’autre pari de Marie-Laure Crochant, metteur en scène nantaise.
Avec sa comédienne Marilyn Leray, elle sait jouer sur la fausse banalité d’un lieu pourtant contraint, lieu de liberté surveillée, d’injonctions incessantes, de slogans (« la vie, la vraie ») de rituels (le passage en caisse automatique) et de contrôle général.
Un dressing modulable permet de faire évoluer l’espace, de cette fausse banalité à la fantasmagorie la plus effrayante, dans une mer de plastique qui nous rappelle le Vortex de Phia Ménard. Oui, l’hyper est encore dans nos humeurs et nos rituels pour quelque temps. Et Marie-Laure Crochant nous montre combien nous y sommes spectateurs de nous-mêmes et des autres.

Daniel Morvan