jeudi 21 février 2019

Poésie ou théâtre? Mettre Stéphane Bouquet en scène

Mårion Dønier (régie), Ludivine Anberrée, Kevin Martos et Romain Lallement

C'est le retour de Ludivine Anberrée: la comédienne partage la scène avec Kevin Martos (également metteur en scène et scénographe). Romain Lallement (Lenparrot) assure toute la partie musicale au plateau, dans la pièce «Vie commune, laissez on meurt», d’après le recueil du poète contemporain Stéphane Bouquet. Projet ambitieux dont la phase la plus aboutie est présentée cette semaine au Nouveau studio théâtre, 5 rue du Ballet à Nantes. 
"Les récits de Bouquet sont fabuleux, explique le critique Vianney Lacombe à propos de "Vie commune" : il est permis à tous les personnages de se transformer, de devenir des morceaux choisis de la douleur, de l’angoisse, du plaisir et de l’absence, avec de nombreux visages qui ne sont pas toujours celui de Bouquet : il lui est possible désormais de parler de lui comme s’il avait existé dans ces personnages, ce qui est une définition de la fiction, mais nourrie de présences, de souvenirs et de sensations."
Ainsi posé, le passage du papier et du poème à la fiction à la scène semble possible; reste que cette écriture est "rêche": Kevin Martos tente d'en faciliter l'accès, dans une ouverture virtuose où, sur la musique de Charles Mingus (Fables of Faubus), Ludivine Anberrée se livre à une action chorégraphique, mêlant l'énergie de la comédie musicale et l'audace de la performance, où femme et homme échangent leurs rôles. Cette approche très physique de la poésie contemporaine (la coach chorégraphique Layal Younesse y a mis sa touche), à travers un mélange des rôles et un échange des genres, propose une relecture politique de la comédie romantique, sur fond de réchauffement climatique et de villes occupées, dans une atmosphère pop que Lenparrot diffuse comme un oiseleur inspiré. Ses musiques et voix apportent une intensité autre, plus sensible, un contrepoint et une clarté nécessaires. L'opacité apparente du texte n'en est que relative; une décantation légère du texte suffit pour que, relu, la teneur en semble limpide: "Qu'est-ce que vivre? Cette fois l'étymologie ne va pas nous aider. En indo-européen vivre voulait déjà dire vivre semble-t-il, et rien d'autre. C'est à nouveau le début, peut-être qu'il suffit d'accumuler un tas de gestes et on verra bien le sens à la fin." C'est tout ce qu'on souhaite à ce travail qui se poursuit en résidence à la Fabrique de Chantenay avant de trouver sa forme définitive, au terme d'une maturation dont on attend beaucoup et qui gagnerait peut-être, comme le suggère un simple spectateur, à se donner ouvertement comme la projection scénique d'un livre de poésie.

Daniel Morvan


Jeudi 21, vendredi 22 et samedi 23 février à 20h30. 5, rue du Ballet à Nantes.

mardi 19 février 2019

Goncourt du premier roman: "Court vêtue", la nymphe et le garçon



Lui stagiaire de quatorze ans, robuste apprenti qu'elle appelle le Garçon, elle Gil, pour Gilberte, "courant d'ait blond doré, porté par des jambes nues et blanches". Lance à goudron et râteau en main, il suit son stage de cantonier sur les routes; elle, chaussée de Scholl blanches, travaille à la supérette du village dont le gérant, un Jacky portant gourmette, l'entreprend dans la réserve. Félix est hébergé par son patron et partage la maison du cantonnier avec Gil. Le père est un homme à briquet qui ne voit rien des aventures de Gil avec des hommes mûrs qu'elle aimerait bien épouser. Elle le considère un peu comme son petit frère, sans imaginer qu'il l'épie dans son bain, guette ses retours du bal ou la scrute dans ses rendez-vous en bord de rivière. "Pour lui la douceur du jour c'était ça: vivre au même moment dans la même maison". Du moins jusqu'au jour où, au bord de la piscine, où Gil ne nage pas très bien, elle s'avise du fait que Félix est en train de devenir un homme: l'intérêt pour l'autre devient mutuel. Ils remplissent ensemble le questionnaire de stage du garçon, surexcités et la tête ailleurs. Lui déchiffre le mode d'emploi d'une cafetière électrique gagnée par Gil en collectionnant ses points, et découvre le pouvoir des mots, qu'il aime écrire et donner à la fille, sur un papier froissé. Naissance de l'écriture et de l'amour dans un moment suspendu dans un village de bord de nationale, près des feux rouges. Ils vont au cinéma qui semble abandonné, elle continue de vivre dangereusement, sur les bords de rivière, jusqu'à s'y perdre. Le petit capital de jours d'été qu'ils partagent s'épuise vite, à s'observer de cette façon, à se noyer dans la contemplation, la saisie des corps vite évaporés avec la chaleur de l'été. Et le lecteur voit avec inquiétude la fin approcher, qui sera aussi la fin de ce petit miracle d'écriture. Marie Gauthier offre ici un premier roman merveilleux, balancé comme comme une chanson de Charles Trenet, triste comme la France contemporaine, d'une écriture impassible, tendue et frémissante, qui raconte l'échouage des rêves.

Daniel Morvan
Marie Gauthier: Court vêtue. 112 pages, 12,50€ 

vendredi 8 février 2019

Théâtre: Le Jardin, Eve à la cuisine et Adam au burlingue



Critique

Un homme et une femme. Il fait très chaud. Un arbre pousse sous le lino. Ils n'ont pas d'enfant. Il tente de régler les problèmes essentiels. Elle tire une couverture faite de toile la voile, prend une douche, trois gouttes d'eau. Trois autres pour rincer le plancher. Lui revient du bureau. Tombe la veste et se déloque assez naturellement, avant d'ouvrir une bière chaude, de bavasser sur l'avenir du monde et ses propres chances d'ascension hiérarchique. Toute cette banalité accumulée sur un plateau étroit, meublé par un système rudimentaire de captation de l'eau, bidons, cuvettes - ici le plastique est roi - nouilles chinoises, cette banalité est celle d'un mal que tout spectateur reconnaît: le réchauffement climatique et l'entrée dans l'Anthropocène (1). 
Dans l'histoire de Zinnie Harris mise en scène par Jean-Marie Lorvellec, le déclin d'un couple fait fond sur quelque chose de plus puissant, l'aventure singulière prenant des couleurs plus crépusculaires encore lorsque vous vous apercevez que l'histoire racontée est déjà bien connue: Adam et Eve chassés du jardin d'Eden. Eve à l'évier et Adam au burlingue. Cette compression étrange de couple biblique figé dans un huis-clos à la Marlon Brando et Vivien Leigh relie les images d'un intérieur américain très codé par le cinéma (on pense aussi à John Cassavetes) sur un dehors scénarisé par les climatologues. Le théâtre Amok a longuement mûri cette création, à travers un stage théâtre, des lectures privées dans le jardin du metteur en scène, un travail avec la chorégraphe italienne Ambra Senatore. Un travail dont on mesure toute la minutie, devant cette scénographie de la survie, et cette dramaturgie en trois actes qui module sur les tentatives du couple pour survivre à la surchauffe en se raccrochant au précepte: on ne déménage pas, on ne se laisse pas chasser du paradis. 
Ainsi décrite, la pièce pourrait sembler excessivement noire. Elle l'est, et pourtant Lorvellec, d'une maîtrise subjuguante, propose une lecture vibrante et lyrique de cette histoire de catastrophe et de culpabilité. Le propos est tenu de bout en bout dans toutes ses implications, scéniques, musicales, et cette cohérence produit des effets d'incarnation et de réalisme, marqués par de très belles images comme le tableau final, dont la verticalité de vitrail délivre une sorte de sublime désespéré. Marie-Laure Crochant incarne une Jane dépressive qui, au risque d'être à nouveau déclarée folle, se raccroche à l'apparition d'un pommier poussant dans le béton de sa cuisine. Sa folie, c'est d'espérer. Celle de son mari, de prétendre qu'on le puisse. Et de faire semblant de maîtriser la machine climatique emballée. La marche implacable vers le pire, dosée comme une intraveineuse de spleen par une musique nappée (partition de Stéphane Fromentin), un flux sonore qui ponctue avec précision les temps de l'action, apporte aussi cet espoir d'un nouvel arbre de vie qui ne se laisse pas déraciner. Après tout, Adam et Ève ne peuvent pas tirer leur révérence comme cela, baisser le pavillon et partir en laissant derrière eux un pommier mort. Le couple Crochant et Jérémy Colas est parfait dans cette association d'aveuglement et de folie lucide, jusqu'au final de fin du monde qui est une question adressée à chacun: est-ce bien cela que nous voulons? 

Daniel Morvan

Le Jardin, de Zinnie Harris. Théâtre Amok, 1 h 20. Au Grand T (av. du Général Buat, Nantes). 
1: le terme anthropocène désigne l'ère de l'homme, période débutant lorsque les activités humaines ont laissé une empreinte sur l'ensemble de la planète.

samedi 2 février 2019

2 février 1933, l'affaire Papin



Christine et Léa Papin lors de leur procès



Le 2 février 1933, Christine et Léa Papin tuaient leur maîtresse et sa fille dans une maison bourgeoise du Mans.


La carte de visite mentionnant Léa Papin a disparu sur le clavier du digicode. Mais c'est bien dans cet immeuble du quartier Sanitat que le réalisateur Claude Ventura a découvert la trace de Léa Papin. "C'est un peu comme si, lorsque je réalisais un documentaire sur Scott Fitzgerald, j'étais tombé sur l'écrivain", explique le réalisateur. 

2 février 1933. La femme et la fille d'un notable du Mans sont retrouvées mortes, mutilées, à leur domicile. Les domestiques de la maison, Christine (28 ans) et Léa Papin (21 ans), sont interpellées dans leur chambre, blotties dans leur lit. Le procès va passionner l'opinion, des écrivains sont dépêchés pour couvrir le procès. Ce meurtre atroce commis par deux femmes réputées "saines d'esprit" demeure incompréhensible : quels secrets veut-on cacher en évitant la thèse de la démence ?

Un oeil posé sur une marche

2 février 1933. « Vingt dieux ! ». Le gendarme Vérité pénètre dans la maison bourgeoise des Lancelin, 6, rue Bruyère au Mans. "Je vois une chose gluante et flasque qu'il me faut enjamber. Un œil, un œil humain posé sur une marche". Sur le palier, Madame et Mademoiselle Lancelin gisent affalées, tête-bêche, jupes et jupons retroussés, dans une mare de sang et de débris humains. » Les deux victimes énucléées sont âgées de 56 et 21 ans. Au second étage de la demeure, l'agent Vérité découvre les deux bonnes de la maison, couchées dans l'un des lits, «l'une contre l'autre, les épaules dénudées sortant des draps, les cheveux en bataille ».
« On s'est battues, on a eu leur peau avant qu'elles aient la nôtre », dit avec aplomb Christine Papin, âgée de 28 ans. À ses côtés, sa cadette Léa, 22 ans. Les deux femmes, cuisinière et femme de chambre depuis sept ans auprès des Lancelin, se lèvent, enfilent leurs bas et leur peignoir et rejoignent le commissariat central, avant d'être incarcérées à la prison du Vert Galant.

Septembre 1933. A 1 h du matin, au terme d'une délibération de quarante minutes, Christine Papin est condamnée à mort. À l'énoncé de la sentence, elle tombe à genoux. Elle ne sera pas guillotinée. Le président Albert Lebrun commue sa peine en travaux forcés à perpétuité. Mais après trois ans et demi derrière les barreaux, son état mental se dégrade. Inapte à la prison, la grande mélancolique est morte dans la section psychiatrique de l'asile de Saint-Méen de Rennes, le 18 mai 1937. Sa cadette Léa purgera sa peine de 10 ans à la maison centrale de femmes de Rennes.

Sous son vrai nom

1943-2001. Léa Papin bénéfice de circonstances atténuantes. Elle est condamnée à dix ans de travaux forcés assortis de vingt années d'interdiction de séjour. Elle est libérée de la prison de Rennes, en 1943, après avoir purgé sa peine jusqu'au dernier jour. À sa sortie, elle rejoindra sa soeur Clémence à Nantes. Elle est décédée à 90 ans, dans une clinique nantaise, le 24 juillet 2001.

A sa libération en 1943, Léa fut assignée à résidence à Nantes. "L'énorme surprise a été de découvrir qu'elle vivait sous son vrai nom. De la tombe de sa mère à l'immeuble où elle vivait, nous n'avons mis que 24 heures. Ces images n'ont pas été préparées, nous avons filmé nos investigations en direct. Nous avons monté l'escalier le coeur battant. Ce qui est fou, c'est que personne n'était au courant. Quand même, en 1991, Paris-Match consacre encore 7 ou 8 pages à l'affaire !" 

Décembre 1999. Au Mans, Claude Ventura et sa narratrice Pascale Thirode filment les lieux du drame, interrogent la mémoire sarthoise. Rencontrent la journaliste Paulette Houdyer, tenante farouche de l'hypothèse homosexuelle.

2000. Mais revenons à Claude Ventura, un an avant la mort de Léa. Il remonte la piste jusqu'à Nantes. Dans un cimetière nantais, la concession funéraire de Clémence Derré, mère des deux bonnes mancelles, est régulièrement renouvelée par la cadette. "Je n'avais jamais imaginé rencontrer Léa Papin en vie, dit Claude Ventura. Si j'avais su qu'elle était vivante, je n'aurais même pas fait le film."
Quand ils frappent à la porte des voisins, ceux-ci renvoient une tout autre image de Léa que la jeune mutique du procès. Ils n'ont pas lu Paris-Match, ni Jean Genêt, ils ignorent son passé. Le réalisateur ne les décille pas. Ils parlent d'elle comme d'une femme active, que tout le monde connaît dans l'immeuble de Notre-Dame du Bon-Port, qui a refait son existence, est devenue couturière. L'image presque idéale d'une réinsertion réussie, d'une vie privée reconstruite sous son propre nom après paiement de la dette. 
Aphasique depuis la chute qui l'a contrainte à quitter son domicile, elle se trouvait dans une résidence de long séjour. Claude Ventura et Pascale Thirode s'y présentent et demandent à la voir. "Je n'ai pas voulu qu'elle voie que je la filmais, j'ai seulement filmé le fantôme avec un caméscope, sans vouloir utiliser cette image. Nous lui avons dit que nous venions de la part de ses voisins. Mais je ne lui ai pas parlé de l'affaire, j'aurais trouvé ça moche."

Au cours du montage, l'idée s'impose de clore le suspense par cette image. Muette comme lors de son procès. Mais que sait aujourd'hui Léa de l'affaire Papin ? Ce visage et ces yeux farouches ("Sitting Bull pris par les Yankees") ont traversé le siècle avec leur mystère. 

Daniel Morvan

En quête des soeurs Papin, film de Claude Ventura, 2000. 

jeudi 10 janvier 2019

Le beau style contre l'épaisseur des murs

Pourquoi des poètes? Parce que les prisons © YLM Picture

Issues (création théâtrale proposée en janvier au TU Nantes) n'est sans doute pas un texte sur la prison, mais la prison en est le pré-texte: la pièce de Samuel Gallet a pour cadre exclusif un centre pénitentiaire. En prison! "Quel est le sabre effilé qu'on ne place pas dans son fourreau?" interrogerait un poète arabe. Le sabre ne demande qu'à être brandi. Mais par qui? Le voici, ce défourailleur, cet extraterrestre: un animateur d'atelier d'écriture. La poésie et la prison sont liés par un lien substantiel, celui de la captivité heureuse, de Stendhal à Genet, sans oublier Verlaine. Pourquoi des poètes? Parce que les prisons. 
L'amour du verbe contre l'épaisseur des murs. Pourtant il ne sera pas ici question de poésie dans les fers, ni d'une éclosion lyrique acceptant le cadre imposé, mais plutôt d'une expérience d'effraction, d'une transgression génératrice de sens. 
La première partie de la pièce, très rythmée, décrit l'affrontement des deux univers: celui des prisonniers, pour qui les mots sont rares, violents, et celui de l'animateur qui a lu Kerouac, et qui assure qu'il suffit de libérer les mots, de découper les signifiants et de les recoller au hasard pour qu'un sens profond en surgisse. Il leur explique les libres associations, les techniques destinées à tromper la censure, comme le "cut-up" des poètes beatniks. Cette première partie, séquencée, pédagogique, se suit aisément avant la longue mise en orbite qui suit.
L'univers carcéral est évoqué dans une scénographie maîtrisée, qui oppose l'espace de l'atelier, havre de culture dans un univers âpre, et le reste de la prison évoquée par les sons "off". La fiction se débloque par l'évocation des femmes, et sur l'idée farfelue de travailler sur le Lystrata d'Aristophane, qui met en scène la grève du sexe menée par des femmes pour obtenir la paix.
Un rebelle déjanté, joué par Nicolas Richard, propose d'inverser le propos. L'idée est un peu tordue, mais les trois comédiens apprentis écrivains (Giuseppe Molino, Denis Monjanel et Gilles Gelgon) acceptent d'incarner des femmes qui refusent cette grève. Cette prise du pouvoir littéraire par trois détenus est l'idée centrale de la pièce, théâtre dans le théâtre. Les prisonniers deviennent performeurs et se laissent emporter sur une histoire de flingues, de virée en bagnole et de méchoui. 
Soudain, ils se trouvent devant une partition vierge, et improvisent une dramaturgie free style au bout de laquelle, peut-être, nés de leurs propres fables, ils seront d'autres hommes? Si l'on manque de la patience nécessaire au métier de spectateur, on peut trouver que l'exercice épuise ses charmes en s'étirant, se privant de la concision qui faisait la force de l'acte d'exposition.
Hors cette réserve, on admire cette urgence précise avec laquelle la percée théâtrale des trois comédiens et martyrs est conduite par Simon Le Moullec, avec ses comédiens très convaincants qui jouent sans afféteries le travestissement, au milieu du fracas des portes et la bande-son électro. "Nous sommes tous dans nos prisons, assure Simon Le Moullec, et nous devrions plus souvent nous amuser avec le cut up de la vie!" Évasion réussie.

Daniel Morvan


Jusqu'au 12 janvier au TU Nantes, 20h30. Durée: 1 h 45. Issues, texte de Samuel Gallet, mise en scène Simon Le Moullec. Création de Les Eclaireurs Compagnie, coproduite par la Fonderie Le Mans et le Grand T à Nantes. Coréalisé par le TU Nantes/Le Grand T, dans le cadre du dispositif Voisinages. 

samedi 5 janvier 2019

La Commune de Paris en polar, comment faire du noir avec du rouge



Mai 1871. Depuis deux semaines l'armée régulière du gouvernement Thiers pilonne Paris au canon de marine, l’assaut final se prépare contre la Commune. "L'heure de la lutte approche, car Versailles a décidé de punir Paris et son peuple de tant d'impudence". Dans l'ombre du brasier est le nouveau polar historique de Hervé Le Corre, publié chez Rivages/Noir, et suite de L'homme aux lèvres de saphir. Comment faire du noir avec du rouge...
Pendant les dix derniers jours de la Commune, des femmes disparaissent. Caroline, l'amoureuse de Nicolas Bellec, communard de Saint-Pabu, est happée par un mystérieux fiacre. Antoine Roques, commissaire de police, s'obstine à traquer le criminel, qui séquestre les femmes afin de les livrer à la prostitution.
Telle est la contradiction qui résume le personnage, homme de l'ordre dans une capitale dévastée. Ni dieu ni maître, mais même la Commune a besoin d'un bon policier. Pour libérer une captive, et nous ouvrir à sa suite un passage de souris par quoi nous nous faufilons jusqu'au centre du brasier, dans l'oeil du cyclone. Avec à la clef l'espoir secret d'apprendre que les méchants n'ont pas gagné, ou seulement provisoirement?
Ce ravisseur de femmes, n’est-il pas Versailles incarnée en monstre, la cruauté de la bourgeoisie condensée en ce minotaure "lâché dans les rues avant que n'y déferlent les assassins autorisés et assermentés par les nantis et les riches"?

Dans l’ombre du brasier est un roman hugolien, imprégné des odeurs âcres d'infirmerie, des hurlements d'amputation, de poudre à canon, porté par un héros « positif », par la sympathie pour l'idéal des Fédérés, que la Commune aura porté pendant ses 72 jours de vie :

"C'est pour ça qu'on doit rester vivants, nom de Dieu. Parce que de toutes les façons ils ne pourront pas nous tuer tous. Il faudra oublier la terreur, retrouver des raisons de vivre, regagner des forces, de la volonté. Nous tous, du pauvre monde, on est plus nombreux qu'eux. C'est impossible qu'ils arrivent à nous tenir sous leur talon encore longtemps. Ce qu'on a essayé de faire, ça servira de modèle et ce qu'on a raté ça servira de leçon". 

Cette fresque épique mêle la guerre civile et le polar, Sherlock Holmes et Eugène Varlin, dans une hybridation qui offre à l'enquête un décor dantesque sans réduire la Commune à une toile de fond. Les images sont puissantes, les "scènes vues" de Paris en état de siège témoignent du travail documentaire, la conjonction du crime crapuleux et du massacre à grande échelle saisissante. Et à chaque instant, la voix du canon qui ponctue l'histoire.
On doit s’interroger sur la justification d’une enquête policière située dans un contexte autrement plus vaste, et d’un enjeu plus universel. Certes, l'intrigue et son cadre historique sont intimement liés. Mais en quoi cela enrichit-il notre compréhension de l'événement ?
Plusieurs motifs viennent répondre à cette question. La convention du "polar" favorise la rédemption des figures négatives de l’histoire, et c'est le cas du kidnappeur dépravé Pujols, dont on a déjà pu mesurer la finesse de tir. Le romancier fait jouer le principe de neutralité en faisant évoluer ses personnages de manière exemplaire, indiquant aussi par là ce que l'Histoire peut faire bouger dans les individus. Un retournement romanesque permet ainsi au ravisseur de se mettre lui aussi à la recherche de la disparue de la rue des Missions, présumée enfouie dans les décombres d’un immeuble, vivante peut-être, derrière les lignes versaillaises. Interpellé par une combattante fédérée, le commissaire Roques embarque dans sa quête Clovis, le sombre cocher défiguré, et Pujols, serial killer qui se mue en traqueur de snipers:

« … même toute cette débauche à laquelle il s’invitait souvent, rien de ce qui n’était que des sailliers brusques parmi les frasques de quelques libertins ne lui a procuré la tension qui ramasse en ce moment tout son corps, toute sa force en un bloc de densité extrême situé au milieu de sa poitrine comme un poing commandant chacun de ses gestes, jusqu’aux battements ralentis de son coeur. »

Si le commissaire Roques est souvent amené à se justifier (et d’abord aux yeux du lecteur) pour sa quête particulière qui l’écarte du combat collectif, c’est aussi qu’il semble porteur de l’esprit "messianique" de la Commune: Antoine Roques est le héros positif qui vient sauver l’esprit de l’insurrection bientôt vaincue, afin qu’au terme de l’histoire, toutes lignes traversées, Caroline puisse se retourner une dernière fois vers Paris embrasée et lui promettre de revenir.

« Ils pourraient tous rentrer chez eux et écouter, leurs volets clos, défiler les troupes de Versailles. Ils auraient probablement la vie sauve. Ils verraient grandir leurs enfants, ils vieilliraient tranquilles, chacun chez soi, le soir devant son assiette de soupe. Et pourtant, ils restent là. Ils attendent l’assaut. Je ne sais pas s’ils sont courageux ou fous. (…) Ils savent l’issue, Ils connaissent la fin. Mais ils ont l’espoir. De vaincre. D’en sortir vivants. Persuadés, sinon, de ne pas mourir pour rien. Voilà ce qui nous mène, nous autres. Ce n’est certainement pas raisonnable. »

Ce roman s'inscrit aussi dans un "désir d'épopée", jouant sur la puissance d'éclairage de l'événement projeté sur les destins individuels, de la même manière que la tragédie classique ou le cinéma hollywoodien peuvent "sublimer" des histoires de boudoir. L'effet épique ne joue, bien entendu, que si les deux dimensions se rejoignent. Il se peut même que le particulier renseigne l'universel sur son propre sens, dans un renversement dialectique où l'action, perdue dans le vacarme de la canonnade, trouverait sa signification dans ces moments morts, ces rêveries de soldat accoudé devant un bock, pensant à ses enfants, ces calmes trompeurs qui anticipent sur l'après. Telle est la possible alliance entre la mission d'Antoine Roques et la débâcle annoncée de la Commune: toutes ces pages ne tendent qu'à rendre possible les deux mots prononcés par Caroline: "On reviendra".
Ce roman propose aussi une immersion historique dans l'ouest parisien barricadé de mai 1871. Pour ne pas être totalement désespérante, l'histoire ménage ses moments de paix furtive et d'espoir, ses conversations à voix basse dans le salon d'une maison effondrée ou autour d'un brasero, ses émouvantes professions de foi murmurées dans la lueur de l'incendie, comme on aime en trouver dans les westerns de John Ford: "Les soldats de la Commune n'étaient plus à ce moment qu'une escouade de murmures, un bataillon de fatigues encore debout." 
Et peu à peu, alors que les puissances de l'argent reprennent les commandes, écrasant l'insurrection, le lecteur comprend que c'est elle que le commissaire recherchait sous les décombres, et qu'elle avait les traits de l'indomptable Caroline: l'esprit de la Commune.

Daniel Morvan

Hervé Le Corre: Dans l'ombre du brasier, Rivages/Noir, 492 pages, 22,50€.

samedi 22 décembre 2018

Fosbury, l'homme qui voulait "juste passer la barre"

Un livre inspiré par cette image de Dick Fosbury aux JO de 1968. L'une des pépites de la rentrée de janvier


Fanny Wallendorf ("L'Appel") est sélectionnée pour le Prix Senghor du premier roman francophone et francophile 2019.

Blasphème, hérésie: le sport était déjà une religion lorsque Dick Fosbury imagina de sauter en hauteur non en ciseaux, ni sur le ventre, mais sur le dos. L'appel, de Fanny Wallendorf, est et n'est pas l'histoire de ce champion, le seul à avoir donné son nom à une technique. Elle est celle, imaginée, de Richard, un gamin de Portland pour qui la compétition n'a jamais été un problème ni une obsession. Il aime "l'odeur du gymnase et celle des copeaux de bois". Qu'importe s'il plafonne à 1,50 mètre. Un dégingandé désinvolte et un brin dilettante, voilà ce qu'est Richard avant d'inventer cette chose incroyable. En 1968 à Mexico, le jeune Américain prend ses marques. Souffle dans ses mains. Bluffe la planète en effaçant l'obstacle sur le dos. Contre l'orthodoxe rouleau ventral. Le public mexicain a la barre, mais le flop de Fosbury triomphe. Une révolution en sautoir.
"Avant d'entamer les trois dernières foulées en suivant la courbe imaginaire, il sent son corps changer d'axe, son dos s'incliner au maximum, il accélère, et au lieu de lancer sa jambe d'appel pour attaquer la barre de côté, il pivote à cent-quatre-vingt degrés, engage son épaule gauche, élève son bassin, et passe la barre sur le dos." 

En préambule, Fanny Wallendorf explique que tout est parti d'une photo de Fosbury aux JO de 1968. "La main sur la bouche, il est tout entier dans ce qu'il regarde, c'est-à-dire dans la vision du saut qu'il s'apprête à accomplir et qui le couronnera". Cette image est la marque initiale qui permet à la romancière de s'élancer dans l'écriture, d'imaginer la vie d'un garçon qui s'emmêlait les crayons au saut, jusqu'à trouver cette manière radicalement neuve de prendre de la hauteur. 
Richard expliquera sa technique par un laconique "je voulais juste passer la barre". Et la barre y va. Avec force traumatismes à la colonne, à la nuque, liés à sa manière de passer, dans le dos des entraîneurs.
Cette manière transparente d'effacer l'obstacle fait de lui une sorte de poète gravitationnel brut. Il dispose pour toute philosophie d'une phrase culte de son père: "le bon moment c'est maintenant". 
Fanny Wallendorf décline cette équation mystérieuse qui relie la vie intérieure d'un jeune homme et le monde extérieur, manifesté par le scepticisme général, les quolibets et le soupçon de sorcellerie. 
D'une frustration à l'autre, Richard devra admettre que le bon moment "n'est pas maintenant", passer sous les fourches caudines de l'université, affronter la menace d'un enrôlement au Viet-Nam, convaincre les entraîneurs sceptiques, braver les rires, imposer son style: effacer la barre ne suffit plus, "il lui incombe aussi de créer et de défendre les circonstances qui lui permettront de s'exercer".
De record en record, Fanny Wallendorf réussit elle aussi un tour de magie dans ce roman qui est l'une des pépites de la rentrée de janvier. Un roman du saut qui mêle amours adolescentes, initiation au monde adulte et beauté d'un élan surnaturel: a-t-on jamais aussi bien rêvé le sport, comme grâce et comme appel ?
Daniel Morvan
Fanny Wallendorf: L'appel. Finitudes, 346 pages, 22€.

mercredi 19 décembre 2018

Erwan Desplanques: ce père fou d'Amérique



"Ils nous avaient sauvés. Des Allemands, de la ruine, de la mort rapide comme de la mort lente. Ils nous avaient apporté le jazz et l'argent, le bon et le mauvais goût." Ils, ce sont les Américains. Et celui dont les pensées sont rapportées, c'est le père. Un crazy-dingue des USA, le père d'Erwan Desplanques. Ce personnage étonnant, animé d'une passion impossible, car située dans un temps révolu, participe du comique et du tragique. Et ce tragique déborde sur toute la famille, de même que les tumultes d'une vie de couple à la Burton & Taylor. Comment grandir dans l'ombre d'un père qui, entre maquettes de F16, chaussettes de la Maison Blanche et stand de tir, semble une "parodie de GI égarée dans la Marne"?

Autour de ce personnage excessif, Erwan Desplanques raconte sa découverte de la relativité: le monde ne ressemble pas exactement à l'Amérique fantasmée de son père. L'histoire de vies qui se croisent, maladie de l'un, paternité à venir de l'autre, conserve toujours une sorte de tendre modération, le regard amusé ne va donc jamais jusqu'au portrait-charge : Erwan Desplanques nous raconte aussi comment, de cette démesure, est née l'exacte mesure qui guide sa plume bien tempérée. Et la fluidité classique de ce récit n'a d'égale que le sentiment de vérité qui se dégage de ses analyses: "Mon grand-père maternel s'était engagé dans l'armée à dix-neuf ans, mon père à dix-huit. La premier avait été autant marqué par la guerre que le second par son absence. Ma famille s'était bâtie sur cette double fêlure, celle d'une guerre subie et d'une guerre réclamée, et je me voyais comme un dommage collatéral, conscient d'avoir devant lui un écheveau à résoudre et une mémoire à porter." 
Dans cette histoire d'héritage pesant, on rencontre un grand-père psychiatre, qui rencontre sa femme dans un camp de prisonniers, un fils chanteur de rock (feu Sarah W. Papsun), journaliste à Télérama, et un enfant à naître. Le père sera enterré sous le drapeau étoilé, sur l'hymne américain chanté par une inconnue: "Il s'agissait d'Helen Patton, la petite-fille du célèbre général (...). Sa plaisanterie avait fonctionné: les États-Unis s'étaient invités à ses obsèques qu'ils couronnaient de leur exubérance." 
L'histoire, elle poursuit son cours et ensevelit les passions les plus folles, laissant l'Amérique derrière soi pour laisser place à la vie qui survient, à une envie de forêt: un livre qu'on commence à lire avec le sourire et qui vous prend comme une nostalgie, lorsque que les morts sont enterrés et qu'il faut sortir du rêve pour vivre en vrai, en dehors des fables éteintes.
Un livre dont on aime la voix juste et bien placée, situé dans l'après dont on goûte l'amertume et la douceur, cette manière légère de raconter la tristesse et le bonheur, quand les couleurs de l'après-guerre, de l'après-père s'effacent.

Daniel Morvan

Erwan Desplanques: L'Amérique derrière moi. Editions de l'Olivier, 176 pages, 16€. Parution janvier 2019.


Du temps de Sarah W. Papsun © DR

mardi 18 décembre 2018

"Mais leurs yeux dardaient sur Dieu", roman américain en langue française

Zora Neale Hurston (1891-1960) est aujourd'hui reconnue aux Etats-Unis. Sa ville d'Eatonville la célèbre au cours d'un événement culturel, le Zora! festival.



Premier roman écrit par une africaine-américaine, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu (Their eyes were watching god) est devenu un classique pour les lecteurs anglo-saxons. Il reparaît en format poche chez son éditeur français, Zulma.

Contemporaine de William Faulkner, figure brillante de la Harlem Renaissance (mouvement artistique du New York des années 1920), l'anthropologue et romancière Zora Neale Hurston est encore peu connue en France. Une seconde traduction de ce roman vient de paraître chez Zulma, sous la plume de Sika Fakambi. Il s'agit de la recréation d'une parole puissante et inventive, telle qu'elle naquit dans la première ville noire libre d'Amérique, Eatonville. Une grande traduction.

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu raconte l'histoire d'une jeune fille rebelle qui brave les soumissions patriarcales et se déclare maîtresse de sa vie: "Moi ce que je veux c'est utiliser tout mon moi-même". Le lecteur doit d'abord se familiariser avec la langue de Zora Neale, ou plutôt les deux langues: le parler rural de la Floride du sud, qui est la voix de l'héroïne et des grands dialogues du livre. Et la langue de la narration, d'une poésie intense. Une fois passé ce premier cap, la lecture trouve ses bons réglages de voile, nous voici embarqués avec Janie Mae Crawford, être poétique guidé par sa quête d'absolu et de liberté.

"Elle était sur le dos, étendue au pied du poirier dans la mélopée de contralto des abeilles visiteurs et l'or du soleil et le souffle pantelant de la brise, quand la voix inaudible de ce grand tout vint à elle. (...) Ah, être un poirier - ou n'importe lequel de ces arbres en fleurs! Sous les baisers des abeilles tandis qu'elles chantent le commencement du monde! Janie avait seize ans. Un feuillage vernissé et des bourgeons tout près d'éclore et le désir de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober."

Scène idyllique d'ouverture, qui introduit au premier dialogue du livre, entre Janie et sa grandmaa Nanny, première de ces délicieuses "disputes" dont la mélodie forme un chant du monde dans la langue des abeilles, des anciennes esclaves et de leurs jeunes filles en fleurs. Et Nanny trace une ligne de vie à Janie: pas question pour sa fille d'être la servante d'un homme. "La femme nègue c'est elle la mule du monde, pour tout ce que j'en ai vu. Et j'en ai dit des prières, pour que ça soye pas pareil pour toi. Loawd, Loawd, Loawd!"
Janie devra se marier trois fois, subir les quolibets de la foule, devenir la veuve la plus courtisée de la Floride du sud, s’expatrier jusqu’aux confins des Everglades, se mêler aux travailleurs bahaméens, suivre Tea Cake, l'homme de sa vie, jusqu'au coeur des ouragans.


Le flux passionné d'une langue


S'il faut parler, pour le public français, de redécouverte, c'est en raison de cette traduction qui forge son propre vocabulaire, portée par le souffle du texte et elle-même porteuse d'une verve inventive, bien au-delà de la transposition. Sans être initié aux arcanes, on devine le travail dans le vif de la langue parlée et de la liberté politique à conquérir, d'un féminisme noir à inventer, bien plus que dans un embaumement en français pittoresque. Ce qui happe le lecteur sans le lâcher, c'est le flux passionné d'une langue et d'une pensée qui semblent s'inventer à mesure, entre scat, joute verbale et prêche, comme dans cette exhortation de la grand-mère en faveur de l'émancipation de sa fille, sa tite bèbe

"Moi j'avais idée de prêcher un beau sermon sur les femmes de couleur qui se posent là-haut, mais y avait pas aucune chaire dressée pour moi. La liberté elle m'a trouvé avec ma tite bèbe aux bras, alors j'ai dit m'en vais prendre un balai et une marmite et lui ouvrir grand la route au milieu de la broussaille. (...) fait que ça fait un long boutte que j'attends, Janie, mais rien de tout ça que j'ai eu enduré sera jamais de trop si tant que tu te tiens toujours haute sur la terre comme j'ai rêvé."

Quelle est la langue d'origine du roman? Hurston propose une recréation littéraire de l'accent du sud de la Floride, un état si imprégné de la culture noire que blanc ou noir, tout le monde là-bas lui emprunte tournures et scansions. C'est la langue des "conteurs de vérandas", dans cette ville "avec rien que des gens de couleur" qu'est Eatonville, où les contes sont comme "des agrandissements au crayon de la vie"
La langue d'arrivée est celle d'un écrivain traducteur, Sika Fakambi. Elle fait sienne la profession de foi d'un autre traducteur, Jacques Ancet, pour qui traduire est "s'ouvrir à une intensité analogue à celle qui a débordé l'auteur et lui a fait écrire ce qu'il ne savait pas qu'il écrivait." Cette intensité tient à l'oralité, qui "se tisse dans l'épaisseur à la fois la plus physique et la plus culturelle de la langue. " 
Traduire de cette façon n'est pas s'effacer devant un texte, ni se limiter à transmettre l'information, en acceptant d'être inférieur à la création originale. Plus le traducteur s'engage comme écrivain, plus il est fidèle, pourrait-on dire. On lit d'ailleurs en page de titre: "Roman américain traduit par Sika Fakambi", et non "roman traduit de l'américain", ce qui indique bien qu'il s'agit d'autre chose que le transvasement d'information d'une langue dans l'autre. Le roman reste américain dans sa traduction française.


Fakambi confie avoir longtemps hésité devant ce défi, "car il me semblait impossible, ce miracle d'inventer en français la voix noire américaine des années quarante en Floride. J'ai dit oui dans un moment d'euphorie qui venait du fait que j'étais en train de traduire le poète Langston Hughes, l'âme soeur de Zora Neale Hurston. Et puis on ne dit pas non à Zora."
Cette entreprise implique des contraintes, comme le refus de l'élision des pronoms qui constitue une réduction de la parole noire, ravalée au "petit nègre": "L'élision diminue la personne qui parle", explique Sika Fakambi, qui est allée vérifier ses propres intuitions dans les dictionnaires de créole cajun (le français d'Amérique), mais a aussi capté des mots chez Gainsbourg (l'anamour), Bobby Lapointe ou Prévert. Elle peut oser un "protolapsus de ma doublure cutanaire" ("chair de poule"?), expliquant: "Il existe une sur-correction de la langue noire, on déforme un mot recherché pour énormiser la chose, je me suis beaucoup amusée avec ça!"

"Ce que je peux savoir du français d'Amérique"


Mais leurs yeux dardaient sur Dieu réinvente en français la voix noire en ancrant l'écriture propre de la traductrice-écrivain dans ce qu'elle "peut savoir du français d'Amérique". Parfois aussi le mot reste tel quel, ainsi "la muck", qu'on traduirait par "la gadoue", mais qui possède dans le texte une dimension cosmique. La mise en contact de la culture noire américaine et du français nourri de parler populaire de Louisiane ouvre aux néologismes humoristiques comme "gentlemagnifique", aux restitutions du parler de Floride comme "aoow naaan", aux recréations sonores comme "shugga" (sugar) ou "Loawd" (Lord). Mais le travail ne se limite pas aux unités de sens, mot, phrase, mais à l'ensemble du texte, à sa pulsion, son énergie, sa signifiance et son rythme.
Si la traductrice navigue avec grâce entre deux mondes, c'est aussi le cas du texte original, qui participe de deux traditions, celle des conteurs populaires d'Eatonville, et celle de la littérature occidentale. "La langue de Zora Neale Hurston est difficile même pour les anglophones, mais elle plonge le lecteur dans cette langue, et sait qu'il sera vite emporté par elle. Ce roman a été écrit en sept semaines à Haïti, où elle menait une enquête anthopologique. Possible prolongement de l'enquête, le livre ne fut pas compris par ses frères de lutte, mais immédiatement perçu comme un chef d'oeuvre par les critiques blancs."
Mal jugé par le marxiste Richard Wright qui y voyait une oeuvre "sans thème, sans message, sans pensée". Célébrer la vie autonome des noirs semblait une trahison, et faire entendre le dialecte, un obscurantisme. L'univers de Hurston exclut les archétypes du blanc cruel et du noir accablé. Mais l'artiste est politique par ses oeuvres, non par ses déclarations: Hurston ne cédait pas à cette obligation d'une posture politique, jugeant "les Noirs trop intelligents pour céder à la formule d'esclavage moderne de Joe Staline".

Zora à Eatonville

Queen Zora is here!

Janie constituant un double de l'auteur, elle nous ouvre aussi à la vision du monde d'une fille née en Alabama et grandie dans la première ville noire d'Amérique, à qui sa mère avait insufflé la fierté de ses origines, jusqu'à lui dire: "Saute jusqu'au soleil" (Jump at the sun!). Le livre de Hurston vous ouvre les portes d'un monde: Eatonville, ville romanesque et bien réelle, l'une des premières communautés d'esclaves affranchis à s'être formées après la proclamation d'indépendance de 1863, déclarant libre tout esclave sur le territoire de la confédération sudiste. Étudiante passée par l'université, elle s'annonçait elle-même dans les réceptions newyorkaises en clamant: "Queen Zora is here!" 

Atteinte par une campagne de diffamation, elle retourna dans son pays, où elle se fit employer comme domestique dans de grandes maisons blanches. En 1950, en lisant le Saturday Evening Post, une patronne blanche découvrit que sa bonne de 59 ans, qui époussetait ses étagères, était un écrivain de premier plan. Zora mourut d'une attaque cardiaque. Sa réhabilitation posthume est l'oeuvre d'Alice Walker, l'écrivaine et militante féministe, qui retrouva en 1973 sa tombe nue et fit graver ces mots: Zora Neale Hurston, a genius of the South, novelist, folklorist, anthropologist, 1901-1960.

En 2019, Eatonville fêtait le trentenaire de la mort de Hurston au cours du Zora! festival qui lui est dédié. Zora ne connut pas de son vivant le déplacement de gravité qui la fit passer du statut d'artiste jugée "trop peu politique" à celui de grand écrivain de la cause noire. Mais il nous est donné aujourd'hui de visiter cette merveilleuse Eatonville, terre promise de la liberté noire, à travers ce roman qui en porte tout l'esprit, l'humour et la vision prophétique.

Daniel Morvan

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, par Zora Neale Hurston (format poche: 2020). Traduit de l’anglais Sika Fakambi. Editions Zulma, 336 pages, 9,95

Sika Fakambi © Vincent Hild

vendredi 7 décembre 2018

Sylvia Sass, à propos de camélia



Autour d'une masterclass
Qu'est-ce qu'une masterclass de chant ? Un cours magistral ? Un grand moment de cabotinage autour d'une diva ? Une occasion de découvrir l'envers du décor de l'art vocal ? Tout ça et rien de tout ça ? Réponse : « Il s'agit d'un rendez-vous entre artistes de renom et jeunes chanteurs en fin de formation, explique Thierry Pillon (photo), metteur en scène. C'est l'occasion pour le public de pouvoir se glisser à l'intérieur d'une séance de travail où de jeunes artistes du monde entier reçoivent des conseils avisés. »
Transmettre, enseigner
Ce que propose le metteur en scène nantais Thierry Pillon, c'est « une semaine de transmission et d'enseignement » autour de la cantatrice hongroise Sylvia Sass (photo). L'événement se déroulera du 8 au 16 juin au Passage Sainte-Croix, et l'entrée en sera libre et gratuite. Autour de ce cours de haute volée, un nouvel événement culturel : les Art'Scènes, mélange de concerts et rencontres. Une première édition éclatée en divers lieux nantais : Palais de justice, Musée des beaux-arts, théâtre du CIC, Cité des congrès.
Autour d'un camélia
Sylvia Sass a incarné une grande Dame aux camélias (celle de la Traviata de Verdi) en 1976 à Aix-en-Provence. Pour ses 40 ans de scène, elle recevra des mains d'Alfred Lemaître, créateur de fleurs, « un camélia à fleurs blanches et à fleurs imbriquées, portant son nom ». 
Daniel MORVAN.

mercredi 28 novembre 2018

Gabriella Zalapì: Mourir d'ennui à Palerme

La révélation de la rentrée de janvier 2019: Emma Bovary dans les décors du Guépard



Périr d'ennui à Palerme, est-ce possible? C'est ce qu'affirme la voix qui s'élève de ce roman, une voix blanche de colère. Celle d'une jeune femme des années 1960 vivant dans la société huppée de Palerme, narratrice du livre de Gabriella Zalapi: Antonia. Coup de coeur de cette rentrée de janvier 2019.

Mère d'un jeune enfant, Antonia sent qu'il lui échappe, et que se reproduit là une constante familiale. S'appuyant sur un carton d'archives léguées par sa grand-mère, elle entreprend une enquête personnelle, qu'elle consigne dans la forme dense d'un journal intime. Sa fonction est claire: écrire pourrait lui permettre de retrouver le monde, la vie réelle, en contestant la manière dont elle les subit. Le projet de la narratrice n'est pas de broder un joli carnet intime, ni d'offrir le spectacle complaisant d'une femme de la bonne société, mais de faire éclater l'inertie d'un milieu qui la brime.
Dans cette voix nouée, se mêlent les accents de Palerme, cadre du récit, de Vienne, ville d'origine de la branche maternelle de la famille d'Antonia, de Londres où se réfugièrent ses parents, pour fuir l'antisémitisme nazi. Ceux de Genève et Paris, où elle grandit et souffre. Comment s'émanciper d'un monde figé, comment s'extraire d'un roncier d'égoïsmes, s'arracher aux griffes d'une mère hostile, de grands parents tout à leurs obsessions, des moeurs sautillantes de la jet set, telle est la question que se pose Antonia depuis son adolescence. C'est ce qui fait la matière de ce premier roman édité en Suisse, incisif et cruel, construit comme une enquête policière, éclairé de façon troublante par des photographies de famille qui lui offrent une allure de fiction documentaire. Avec pour sous-titres possibles: Les besoins de l'âme et la volonté de savoir.

Sous son costume de perfect house wife


Sur la jeune femme confinée dans une rage froide, ces lettres et photographies ont un effet électrique. Antonia, à genoux dans son grenier, objective le roman familial et en recoud les pièces, dans une contemplation mélancolique mais acérée des vestiges du passé :

"Je me perds dans l'observation des voilages, des robes, des chapeaux "crème chantilly", des chaussures de satin, des mains, de ces visages qui ne sont plus et qui me regardent. L'usure, le contraste des noirs et blancs participent au caractère onirique, organique des images"

- images parmi lesquelles la narratrice (à qui la romancière a donné son goût moderne pour les "clichés-accidents", les images ratées), isole les plus mystérieuses (on pense à Sebald), les photos écartées, ceux d'enfants seuls dans des hamacs en pleine forêt, dont le rêve semble nous capter, et dans le même mouvement s'écroulent les hautes figures de la dynastie.
Sous son costume de "perfect house wife" de 1965, Antonia vit avec un mari indifférent et détesté, élevant son fils sous la surveillance d'une nurse vindicative, à la Daphné du Maurier. La compulsion des archives réveille le souvenir des grands parents "aux passions totalitaires": les touchants Vati, collectionneur de peinture flamande, et Mutti, la pianiste, sur lesquels le regard de la narratrice n'est guère plus complaisant.
Une lettre nous apprend qu'Eléonor (mère d'Antonia) fut elle aussi, déjà, une jeune fille effacée, qui a grandi "en marge des occupations qui nous dévoraient", avoue le grand-père Vati. Puis la jeune viennoise affirme sa personnalité de musicienne:

"Mutti commença à la regarder vraiment. Elle découvrit avec enchantement qu'elle avait une fille indépendante d'esprit et de surcroît une pianiste prometteuse. Elle présenta Eleonor à toute la société viennoise, jusqu'au jour où Mutti sentit que sa propre fille prenait trop de place, qu'elle lui faisait de l'ombre".

Eleonor vit claustrée entre ses professeurs de danse et de piano: "Son père répétait que Vienne était devenue irrespirable pour les Juifs, et qu'il fallait à tout prix soustraire maman aux humiliations du dehors." Jusqu'à la rencontre d'Eléonore avec Henry, un jeune aristocrate britannique avec qui elle s'exile. Catastrophique, le retour à Vienne après-guerre, où Henry questionne son épouse:

"Comment as-tu pu me cacher que tu es juive?" Où allons-nous habiter? As-tu vu l'état de cette ville? Comment allons-nous faire avec les enfants?" Maman: "Je ne sais pas, je ne sais pas." Dans mon sommeil, sa voix ressemblait à la plainte rauque d'un animal à l'agonie, et c'est alors que je décidai de me lever."

Nassau, Vienne, Kitzbühel dans le Tyrol... Eleonor est désormais appelée "my jewish wife" par Henry (et on voudrait lui retourner la question: comment a-t-il pu l'ignorer?). Délaissée, la fillette sera vite confiée à sa grand-mère paternelle Nonna. Quand elle se marie, sa mère la félicite ainsi: "Ma pauvre Antonia, tu as vraiment un physique ingrat. Dieu merci, tu as trouvé un mari."

Le grand monde a un coeur de pierre


L'histoire semble se répéter avec Franco, mari d'Antonia, qui lui adresse d'incessants reproches, par exemple d'avoir été "excessivement spontanée" à une soirée. En l'absence d'un amour réel qui aurait bravé le mécanisme de répétition, la rupture est inévitable. L'écriture lui ouvre la possibilité d'une sécession silencieuse d'avec cette vie d'assignée à domicile où elle n'aime personne :

"Comment est-il possible qu'Arturo soit mon fils? Oui, je l'ai bien mis au monde. Oui, c'est bien toi sa mère. Mais subsiste cette étrangeté: Dès lors que je ne vois pas Arturo, je ne pense plus à lui. (...) Je lui parle en italien, mais ce n'est pas ma langue (quelle est ma langue?). Quand je lui dis Good night, il me réponde: "Parle italien. Ici on parle italien." Je me sens une étrangère avec lui. C'est comme si Arturo était né dans mon dos. Suis-je une mauvaise mère?"

En termes de fiction, Antonia s'écarte des codes de la saga familiale par l'absence de sentimentalisme: de Palerme à Vienne, le grand monde d'Antonia a un coeur de pierre. Elle le lui rend bien, non sans tomber dans le piège de la détestation universelle. Oui, la jeune femme passe pour un monstre moral, version féminine de l'Etranger. Emma Bovary dans les décors du Guépard. Il n'est pas jusqu'à l'absence d'apparat littéraire manifeste, dans ce livre aiguisé et concis, qui ne participe à cette cassure que la narratrice s'emploie à approfondir. La sécession est d'ailleurs ouverte, comme nous le révèle encore la page du 25 septembre 1065, où Antonia affronte le rigorisme et la loi patriarcale, selon laquelle "c'est la femme qui doit contenir la désorganisation d'un couple (...). À ce moment-là je n'ai pu me contenir: La femme peut-elle être le détonateur de la désorganisation, ou vous seuls avez ce privilège?"
Dans cet univers de spectres, reste un principe actif de fiction : la paranoïa hitchcockienne de la femme surveillée, qui déchiffre sa propre énigme dans les photos de familles, les lettres, les petites découvertes émouvantes comme cette photo de la narratrice enfant, au bord de la chute. L'espoir pour Antonia d'élucider les mécanismes d'échec qui minent sa famille, porte le lecteur jusqu'au terme prévisible, après une dernière révélation qui, cette fois, nous rapproche de Christine Angot.

Daniel Morvan
Gabriella Zalapi: Antonia, journal 1965-1966. Éditions Zoé (diff. Harmonia Mundi), 112 pages, 12,50€. Paru le 3 janvier 2019, sélectionné pour le prix Cazes-Lipp 2019. 


Née à Milan, Gabriella Zalapi est artiste plasticienne © DR

lundi 26 novembre 2018

Les 8 commandements du comédien amateur


1. Allez au théâtre. Commencez par les auteurs vivants. Aimez-les, détestez-les, prenez des places au 4e balcon.
2. Le théâtre est un divertissement, mais aussi un art porteur de sens et de civilisation.
3. Jouez sans vous regarder jouer. Le théâtre, c’est bouger avec les autres dans un même espace.
4. Ouvrez des livres. Combattez votre illettrisme. Lisez tout. Du théâtre, de la poésie, les petites annonces.
5. Plongez-vous dans la comédie de la vie.
6. Faites de la musique, chantez faux, jouez du tuba.
7. Dites des poèmes et montez des pièces avec vos amis.
8. Vous aimez le boulevard et les pièces affligeantes, jouez-en. Allez jusqu’au bout de vos erreurs.

lundi 12 novembre 2018

Orange Blossom au Caire, de la techno à la musique classique arabe


Orange Blossom dans la capitale égyptienne



Le Caire, 23 juin 1999, avec le groupe nantais Orange Blossom. 

Contempler au Caire les momies pénétrées de bitume et de natrum, le masque d'or massif de Toutankhamon, surmonté des têtes d'un vautour et d'un cobra, les deux déesses tutélaires d'Égypte, visiter le souk en compagnie d'un supplétif en chemise verte portant un pistolet automatique dans la ceinture, humer les parfums de la reine Nefertiti dans la caverne d'Ali Baba.

Depuis le minaret de la mosquée Ibn Toulon, la plus ancienne de la ville, le regard plonge sur les terrasses des immeubles où se promènent lapins, oies et dindons, au-dessus des places bardées de calicots félicitant Hosni Moubarak pour sa réélection.

Le Caire, ville inépuisable, plusieurs villes dans la ville, ici un métro en chantier, là des enfants qui jouent pieds nus avec un petit chien. Il est pourtant un lieu de paix incomparable, le pont Kasr-el-Nil, où l'on regarde passer les lotus bleus arrachés des rives du lac Nasser, sous les yeux de jeunes femmes qui, aux yeux du voyageur, semblent avoir le même mystérieux sourire, la même carnation de bronze et les mêmes yeux, agrandis par une ligne d'antimoine, que celles qui furent les modèles d'Hâtor. Sur les rives, les vedettes à passagers se délabrent, clouées à leurs pontons depuis un sinistre jour de novembre 1997 et l'attentat de Louxor qui a paralysé le tourisme.

2000 : Jarre et la Sainte Famille

Mamdouh El Beltagy, ministre du tourisme, nous annonce les deux créations destinées à marquer le passage à l'an 2000 : un concert de Jean-Michel Jarre sur le plateau de Gizeh et la création d'un itinéraire touristique sur les pas de la Sainte Famille lors de la Fuite en Égypte, du Sinaï jusqu'au vieux Caire. Mamdouh El Beltagy nous expose sa conception de la culture : « Un Égyptien est par définition soi-même et l'autre, étant issu du croisement de multiples cultures. Il n'y a pas de races ni de minorités égyptiennes. »
L'unité de la basse et de la haute Égypte, du papyrus et du lotus, est depuis toujours l'obsession des Égyptiens, et le ministre nous indique qu'il désavoue l'expression de « musique nubienne », à laquelle il préfère celle de « musique égyptienne de Nubie. »
A croire M. El Beltagy, la musique traditionnelle ne risque pas la disparition, contrairement à ce que Mostafa Abdelhaziz dit de la pratique déclinante de l'arghul. « L'arghul, explique le ministre, est un instrument du peuple. Connaissez-vous la légende ? Un pharaon, trouvant cet instrument trop puissant, a chassé l'arghul de l'orchestre royal. Le peuple l'a repris et a maintenu cet instrument jusqu'à nos jours. L'arghul est un instrument rebelle. » Et très difficile à jouer : Mostafa tente de l'enseigner à son fils de 17 ans, Amr, mais ce dernier ne parvient pas à maîtriser la technique de respiration continue, qui est « un don de Dieu. »

Un concert patchwork

Le premier concert d'Orange Blossom et Ganoub a lieu dans une agora à ciel ouvert à l'intérieur de l'Opéra du Caire, qui annonce pour la fin de l'année un « Aïda » pharaonique. Le spectacle est gratuit mais le cordon rouge qui clôt l'enceinte et le détecteur de métaux à l'entrée en réserve l'accès à la gentry des ambassades. Dans cette ambiance un peu coincée, anxieux, les Nantais ont la lourde tâche de produire les fruits de leur résidence création, et de payer en retour ceux qui l'ont financée.
L'entremêlement des sons traditionnels et des nappages de samplers lancés par JC, le contraste entre la gestuelle introvertie du chanteur et la placidité du « crooner » nubien Khedr el Attar, et même les différences vestimentaires (le tee-shirt « Adidas » orange de JC, la djellaba noire de Mostafa) accroît l'effet « patchwork » de ce premier concert.
La « qanoun » (musique classique arabe) et la techno vont pourtant s'emboîter grâce à une bonne communication des musiciens. Saleh, à l'accordéon, a les yeux rivés sur PJ, au violon, qui lui indique quand il doit se lancer. Le public est subjugué par la voix de Kedhr, qui s'accompagne au luth ; la fusion de ces mélopées lointaines et du groove électro parvient souvent à soulever l'émotion d'une communication intersidérale, d'un dialogue entre planètes et temporalités que des années-lumière séparent.

Le jasmin du Pont des soupirs

Ce premier concert impressionne par la beauté du rapprochement des musiques populaires et des machines. JC lance ses sons échantillonnés sans intervenir sur eux en cours d'exécution. La techno joue le rôle de toile de fond, devant laquelle alternent les morceaux de rock à tonalité « british » d'Orange, et les mélopées envoûtantes de Ganoub. La confrontation est parfois abrupte, parfois idéale; les Nantais mouillent leur chemise, PJ en transe veut entrer avec son violon gitan dans son ampli de retour ; Carlos, le percussionniste, vole naturellement la vedette à tous les autres. La venue de Ganoub au festival d'été de Nantes promet d'être un grand moment. Et puis il faudra quitter le Caire, traverser sous les acacias la nuit tissée de klaxons, une dernière fois prendre le pont Kasr-el-Nil où les adolescents rêvent devant les eaux du fleuve, en humant un bouquet de roses ou un collier de ce jasmin qui ne se récolte que la nuit. 
Daniel MORVAN.



‎mercredi‎ ‎23‎ ‎juin‎ ‎1999
1414 mots