samedi 22 avril 2017

Le Crucifié de Nantes


"Moi, c'est les clous"



‎samedi‎ ‎19‎ ‎décembre‎ ‎2015
603 mots


Une sculpture d'un Christ en croix espagnol du XVIe siècle est de retour à la cathédrale de Nantes après cinq ans de restauration.


Je suis un fils du peuple. Observez-moi : je suis presque nu. J'ai mal. Je suis le Christ. De quel bois suis-je fait? d'aucun. Mon corps et mon sang sont de plâtre et de vermillon.
Pour s'en apercevoir, il a fallu me descendre de la croix, avec mes quatre clous. Nul larron pour me distraire : cent ans de solitude passés au pilier central de la cathédrale. Dieu attaché à sa tige. Solitude brisée par des femmes de l'art qui vinrent laver mes plaies. Ausculté comme un corps périssable, rare et fragile. Façonné et dressé dans le beau XVIe siècle.
Mon corps lustré brille. Il n'est pas de bois. Il contraste avec le pagne (le périzonium) qui ceint mes reins. Ma tête cassée repose sur l'épaule droite. Mon corps est maigre, plat et ruisselle de sang.
On a repeint mes stigmates lorsqu'ils s'effaçaient. Depuis que je suis né, dans le murmure des oraisons, de pieuses femmes, des jeunes gens viennent gratter mes plaies. Pour recueillir le sang du Christ tel qu'il a été peint, ruisselant de mon flanc. Ces marques de grattage resteront sur ma peau : parfois une trace d'ongle en dit plus sur la foi qu'un traité de théologie.
 
La science a décidé de m'écorcer du bois. Après être mort je fus un malade. Analyses sanguines, scan crânien et corporel. Ma chair n'est pas de maïs malaxé, comme le sont les Christ mexicains, mes cousins présumés. Je suis d'un mélange de plâtre, de chaux, de fibres végétales et de déjections gâché à l'eau chaude. Je suis creux, mais vivant. À la balance de la croix, le ressuscité de plâtre et de bouses accuse ses 28 kg. Plus pesant que les poids coq de la semaine sainte, qui processionnent léger à Taxco ou Patzcuaro.

Je ne suis même pas un malingre de Burgos, comme on l'a cru. Mais je fus façonné comme si je l'étais, par quelque sculpteur français qui voulait tenter quelque chose. Une expérience qui n'a pas abouti : statue en mortier, pas un métier d'avenir dans une Renaissance qui ne croyait qu'au marbre et au bois. Je suis seul sur ma croix, seul de mon espèce, plâtre et chaux. Me réparer a coûté 35 000 €, payés par l'État laïque de France. Jean-Paul James, évêque de Nantes, se souvient devant moi de la conversion de sainte Thérèse. Thérèse fut bouleversée par un Christ flagellé et ligoté de chanvre. Moi, c'est les clous. Je bouleverse autrement. On m'a réparé comme un corps brisé. Mais on ne répare pas le Christ. On panse ses plaies et on le remonte vite là-haut, où il vous parle de vos souffrances. »

Daniel MORVAN.

Les 11 dénoncent le « massacre » des Cordeliers




‎jeudi‎ ‎6‎ ‎janvier‎ ‎2011
662 mots
Daniel Morvan
Trois chapelles espagnoles du XVIIe siècle remaniées, rue des Cordeliers : onze experts dénoncent une atteinte au patrimoine, voire un massacre, dans le secteur sauvegardé nantais.

Forum Nantes patrimoine ? C'est l'association qui a fait éclater l'affaire « de l'îlot Lambert ». Un scandale patrimonial majeur. Elle fait exploser aujourd'hui une deuxième bombe : l'affaire des Cordeliers.
Cette association a été lancée en 2008 par onze professionnels et universitaires nantais. On y trouve Nicolas Faucherre, Gilles Bienvenu, Jean-François Caraës ou encore Philippe Le Pichon.
À l'époque, « Les Onze » s'étaient émus qu'aucune fouille en profondeur n'ait été réalisée au coeur du Bouffay, avant la démolition d'une partie de l'enceinte antique pour la construction d'un immeuble. En pleine campagne des municipales 2008, l'affaire avait provoqué la création de la Direction du patrimoine et de l'archéologie.
L'association remonte sur son destrier pour dénoncer des atteintes à trois chapelles d'un couvent, rue des Cordeliers. À deux pas de la mairie de Nantes.
« Accablant »
Nantes a conservé la majeure partie d'un grand couvent mendiant, édifié du XIIIe au XVIe siècle. Ouvrant sur la rue des Cordeliers (autrefois nef du couvent), trois chapelles à voûtes d'ogives subsistent.
Elles furent construites par des familles de marchands espagnols dans le courant du XVIe siècle : traces exceptionnelles du lien commercial et culturel entre Espagne et Bretagne. « Traces uniques en Bretagne », affirme même l'un des experts.
Les voûtes d'ogive de ces trois chapelles sont aujourd'hui « absorbées dans un bâtiment qui les nie, et les sculptures de façade vont être enduites, dénonce l'association. L'État et la ville se renvoient la responsabilité de cette situation. »
Le résultat, en voie d'achèvement, « est accablant, fulmine Forum Nantes Patrimoine : les voûtes sont recoupées par des dalles de béton ancrées dans les nervures. Les grands arcs des chapelles, dont une belle baie festonnée, sont déjà grillagés. »
Grillages dont la fonction est de faire adhérer le crépi de façade, « qui va occulter cette relation magique entre l'espace publ 8ic d'aujourd'hui et l'espace sacré d'hier ».
Par compensation, la rue des Cordeliers, autrefois la nef du couvent, serait ravalée en « desserte arrière d'un bâtiment exhibitionniste, tout l'effort étant porté sur une façade de spectacle, à l'opposé, sur la place Dumoustier ».
« Le curetage de Sainte-Croix »
Pour les onze experts, les Cordeliers ne sont pas un cas isolé. La « purge des friches monastiques » serait pratique courante à Nantes. L'association pointe également les fouilles du château des Ducs de Bretagne. Ou « le curetage tout récent du presbytère Sainte-Croix, au coeur du Bouffay, pour l'ouverture d'un centre culturel diocésain. Ses strates historiques ont été anéanties sans aucune observation préalable ».
Une pratique ancienne et constante, note l'association : « Des 17 églises présentes intra muros à la Révolution, seules les nefs de la cathédrale et de Sainte-Croix ont subsisté ».
Pour l'association, cette « affaire des Cordeliers » pose une nouvelle fois « le problème du rôle de relais que peuvent et doivent assumer les collectivités territoriales, désormais seul rempart des citoyens face au désengagement de l'État ».
Mais Julien Gracq ne disait-il pas que Nantes s'est construite « sans fixation excessive dans ses souvenirs » ?

L'une des trois chapelles du couvent des Cordeliers.

Daniel MORVAN.

Thierry Pillon, révélateur de voix (archive)

Ouest-France ‎samedi‎ ‎11‎ ‎avril‎ ‎2015
636 mots


En prélude au festival les Arts scènes, l'homme de théâtre nantais Thierry Pillon propose ses master classes gratuites et publiques. Occasion de découvrir la dimension physique, voire sportive, du chant !

Sur la partition, une page de Mignon, l'opéra d'Ambroise Thomas. Une mine d'airs à vous faire fondre, comme celui de Titania : « Oui, pour ce soir, je suis reine des fées ! Voici mon sceptre d'or ! Et voici mes trophées... »
Sophie, élève de la Haute école de musique (Hemu) de Lausanne, a profité de la master class. Thierry Pillon est réputé comme l'un des meilleurs coaches vocaux, en raison d'une technique conjuguant travail de la voix et jeu scénique. Sophie fait un signe au pianiste et entame l'air célèbre de Mignon. Voix magnifique, qu'on imagine bien sur une scène d'opéra, malgré la jeunesse de l'élève.
Thierry Pillon salue sa richesse vocale et indique ses directions de travail : renforcer l'expression et les intentions de jeu. « Ton corps résiste encore un peu : sur les « oui » de Titania, si tu ajoutes un geste, si tu ouvres les bras, la voix sera plus ronde. Il faut ouvrir ce corps à fond, ce qui en sort est tellement beau ! »
Les recommandations sont chaleureuses et le professeur accompagne du geste, réalisant un véritable accouchement de la voix, une maïeutique sonore qui fait merveille. « Je suis Titania la blonde » est tellement plus Titania après cette analyse du texte, de la ligne mélodique et de sa courbe naturelle.
Une dimension très physique
Une pause ? Oui, une pause : ils sont en nage comme s'ils sortaient d'une salle de gymnastique. « Les gens sont souvent étonnés de cette dimension très physique, remarque Thierry Pillon, au troisième et dernier jour de sa master class, hier, au Passage Sainte-Croix. C'est l'objet de cette master class, montrer au public ce qu'est le travail de la voix et du texte. Cela donne aussi des clefs de lecture pour mieux entendre un chanteur d'opéra. »
L'originalité de cet enseignement est qu'il conjugue deux compétences distinctes, celle de chanteur et de comédien, en s'appuyant sur les techniques oratoires. « Souvent, indique Thierry Pillon, les comédiens ignorent le chant et les chanteurs ne connaissent pas les règles du phrasé, qui sont la clef pour exprimer le sentiment. Mieux on comprend le texte, plus on est expressif dans son chant : les yeux s'ouvrent, la bouche tremble presque, le corps se met au diapason de l'émotion du texte. C'est une forme de dépassement de soi. »
Une belle introduction au chant comme art, technique, discipline physique et analyse des émotions recelées par les textes. Et un préambule au cinquième festival des Art'Scènes, du 11 septembre au 15 octobre. Avec les chanteuses Stéphanie d'Oustrac (vue au théâtre Graslin en Mélisande), la mezzo-soprano suisse Brigitte Balleys et le comédien Jean-Yves Ruf. Cette édition, centrée sur les consonances espagnoles et latino-américaines, se déroulera dans des lieux divers, avec un grand concert au palais de justice : cette diversité des lieux a installé les Arts'Scènes dans le paysage lyrique de Nantes.
Regarder la vidéo
sur ouestfrance.fr/nantes

Daniel MORVAN.

Colombe Schneck, au nom de l'aïeule sacrifiée (archive 2012)


Colombe Schneck/© F. Girou

‎jeudi‎ ‎4‎ ‎octobre‎ ‎2012, toutes éditions
591 mots
Daniel Morvan

Colombe Schneck s'est fait un nom de femme de radio (sur France Inter), avec une diction à décourager un congrès d'orthophonistes. Lorsqu'elle débarque à Nantes, pour une rencontre autour de son nouveau livre, La réparation, elle a aussi un côté jeune fille scotchée à son portable.
Dans le portable de la parisienne, des images de la Lituanie. Des monuments aux morts. La maison d'un chef nazi. Une place où les juifs étaient triés... « Je pensais ne pas avoir de légitimité pour parler de leur anéantissement, moi qui fus une fille gâtée. Moi qui porte des chaussures de chevreau doré », dit-elle.
Un prénom est venu tout chambouler. Un beau prénom : Salomé, qu'elle a choisi pour sa fille, sans connaître son passé familial. Salomé était aussi le prénom de la fille de Raya, sa grand-tante. Les images du portable de Colombe ont été prises sur les traces de cette histoire. De Salomé Bernstein, gazée à Auschwitz, il ne reste qu'une photo en noir et blanc, qui lui a servi de fil pour remonter jusqu'à la scène la plus cruelle de son roman. « Cette scène-là, personne n'ose m'en parler. Comme s'il ne fallait pas dévoiler un suspense. Ce livre n'est pourtant pas un polar. » Ce moment indicible est celui du choix entre la mort et la vie.

À gauche les vivants, à droite les morts

1943. Les juifs du ghetto de Kovno, où vivait Salomé, ont conservé leur optimisme. Ont continué à tomber amoureux des filles aux yeux myosotis qui maquillent leurs joues d'un peu de sang. Pourtant, les sélections se succèdent jusqu'à la liquidation finale du ghetto. Les nazis assassinent simultanément les mères et les enfants. Sur la grande place, un officier trie : à gauche les vivants, à droite les morts. Quand vient son tour, la grand-mère Mary se fait passer pour la mère de ses petits-enfants. Elle part à la mort avec eux, sauvant ainsi ses deux filles, Raya et Macha, les grands-tantes de Colombe. Toute la vie familiale à venir est partie de ce sacrifice.
Et quel bouleversant portrait d'enfant est né sous la plume de la romancière, avec cette merveilleuse Salomé qui, dans le ghetto, apprend toute seule à lire, joue à ne plus avoir faim, à faire « comme si c'était avant »... « Maintenant, Salomé a ses dates de naissance et de mort. Avant, elle n'était qu'un fantôme. Mes grands-tantes ont vécu avec ça : choisir de ne pas mourir avec leurs enfants. Elles ont porté le sacrifice de leur mère en étant des femmes positives et bienveillantes. Voilà ce que j'essaie de poursuivre avec mes chaussures dorées. » Et ses yeux myosotis.
Pour ce problème de diction ? « Depuis le livre, ça va beaucoup mieux. Je parle plus lentement. »
La réparation. Grasset, 218 pages, 2012, 17 €.

Daniel MORVAN.

Le bouddhisme sans peine, allongé dans l'herbe




‎samedi‎ ‎16‎ ‎août‎ ‎2008
794 mots
Daniel Morvan

9 000 personnes ont assisté, au Zénith de Nantes ou devant un écran géant, à la conférence du dalaï-lama. Un cycle d'enseignement bouddhiste débute aujourd'hui.

Pas de tambours, de trompes ou de conques pour saluer son arrivée au Zénith de Nantes. Juste un immense silence. Précédé d'un élu drapé de tricolore (Charles Gautier, maire de Saint-Herblain), le quatorzième dalaï-lama traverse la scène du Zénith, salue les dignitaires vêtus d'ocre rouge, accroupis, invite le public à sortir de son silence.
L'unique conférence publique du chef spirituel tibétain a pour thème : « Paix intérieure, paix universelle ». Près du dalaï-lama maintenant assis, en toge de moine, le disciple français Matthieu Ricard. L'ancien docteur en biologie (et fils du philosophe Jean-François Revel) parle la bouche masquée d'un pan de sa toge, en signe de respect. C'est lui qui traduira pour les profanes.
Drapeaux déployés
Les profanes sont dans l'herbe, assis, allongés, en position du lotus, attentifs, endormis, les yeux clos. La conférence du Zénith est complète depuis avril, mais le public peut la suivre dehors, sur écran géant. Ils écoutent, comme on contemple les profondeurs d'un lac. Prennent des notes, telle cette rousse en mini, ou tapent sur un clavier, comme cette jeune Anglaise aux yeux immenses qui tient un blog.
Un peu à l'écart, les infatigables adorateurs d'une déité non reconnue par Sa Sainteté scandent leurs slogans. Les drapeaux aux lions des neiges claquent comme sur les flancs de l'Himalaya : les défenseurs du Tibet libre sont là. Yves a épousé une Tibétaine. Tsering est à l'intérieur, et suivra les cinq journées d'enseignement. « Ses parents ont fui le Tibet en 1959, avec le dalaï-lama. Ils espéraient toujours y retourner. Puis ils y sont retournés. Elle a travaillé dans une fabrique de tapis au Népal. Je l'ai connue au Zanskar, et j'ai fini par la ramener à Caen. »
De Mongolie, de Tahiti
Traverser cette foule, c'est s'offrir un petit voyage autour du monde. D'ailleurs, même lorsque le dalaï-lama parle, personne n'est plus aisément abordable qu'un bouddhiste.
Lise, d'origine vietnamienne, se propose même de vous guider. Voici le groupe de Tahiti, assis dans l'herbe. « Oui, nous avons fait 18 000 kilomètres d'avion pour venir écouter le dalaï-lama, dit la Polynésienne Brenda Chinfoo, dont le sourire offre un aperçu du nirvana. Quand nous avons fondé notre centre bouddhiste, nous nous sentions un peu seuls. Il faut être fort pour implanter en terre chrétienne une religion sans dieu. Nous sommes une centaine, pour une population de 250 000 Polynésiens. Nous sommes loin de tout, mais nous restons connectés à la grande famille des îles du Pacifique. »
Un peu plus loin, nous croisons un groupe de jeunes gens : « Nous venons de Mongolie. Nous voulons rencontrer le dalaï-lama. Vous pouvez nous aider ? » Ce sera possible tout à l'heure, lorsque « Océan de sagesse » (traduction possible de « dalaï-lama ») prendra son bain de foule à l'extérieur du Zénith, saluant le drapeau tibétain.
Quelques-uns seront déjà partis, comme Martine, qui est venue voir son papa, Roger, à Nantes. Elle appartient à un groupe de prière. « Bouddhiste, je ne le suis pas encore parfaitement : je mange de la viande. Et il faudrait que j'arrête le tabac. » Papa s'impatiente, propose d'attendre sa fille dans la voiture sur le parking d'Atlantis. Martine hésite. Entre le dalaï-lama et son père, elle choisit son père.
Le bouddhisme est bien une « éducation du coeur ».
Daniel MORVAN.

Roberto Alagna, rossignol de nos amours (archive 2013)







Entretien
Roberto Alagna, ténor, en concert au Zénith à Noël 2013.


Vous êtes booké au Met de New York pour Tosca, à Covent Garden pour Carmen, à Bastille pour Werther et à Orange pour Othello... Pousser la chansonnette, c'est vraiment sérieux pour une star comme vous ?
Mais ce sont mes racines ! J'ai commencé par le cabaret. J'y composais des chansons. Mon ADN est à 90 % opéra, mais les 10 % qui restent, c'est une autre facette. Ce sont mes débuts populaires.
Pour chanter l'opéra, il faut un système nerveux de fer. Là, je m'offre une bouffée d'oxygène, mais c'est tout de même un show de trois heures avec beaucoup d'improvisation. Ça me change et me donne une énergie nouvelle.
C'est une sorte de thérapie avec le public. Je raconte beaucoup de moi-même à travers les chansons. Mes amis savent lire entre les lignes. Ainsi, Ma fille de Reggiani raconte un peu mon chagrin de voir ma grande fille Ornella grandir et s'envoler. Avec le temps, de Ferré, ça parle aussi de ma peur de perdre ma voix.
Où avez-vous puisé cette double inspiration ?
Dans ma famille, tout le monde est chanteur. Du côté de ma mère, il y a beaucoup de ténors, et mon père, c'est la fibre populaire.
Les deux registres se nourrissent-ils mutuellement ?
À l'opéra, j'ai apporté la proximité et le naturel, la sincérité, le côté abordable et une diction plus moderne dans le chant français.
À la chanson populaire, j'apporte une voix éduquée et un peu caméléon, qui respecte l'original, avec un phrasé qui ne dénature pas.
Et avec le temps, comment voyez-vous votre carrière ?
Quand je pense à moi à 17 ans, je sais qu'aujourd'hui, je ne suis plus du tout ce garçon-là. Tout a changé mais j'ai tous mes souvenirs en tête. Je sais qu'à 50 ans on ne voit pas les choses comme on se l'imaginait les voir quand on serait plus vieux.
La vie est passée par là. Ma première épouse a été foudroyée par une tumeur au cerveau. J'ai été veuf à 30 ans, j'ai eu peur pour tous ceux que j'aime.
Aujourd'hui, je démarre une nouvelle vie avec une nouvelle compagne [la soprano Aleksandra Kurzak, NDLR]. Je vais être papa en février. C'est si beau, ça me donne envie de croquer la vie, de bâtir des projets. C'est formidable.
Votre vie est un vrai opéra. Quel titre lui donneriez-vous ?
Peut-être Un chemin de voix, ou Un chemin, deux voix. Car sans cette voix, je ne serais rien. Je serais un homme inconsistant, transparent. La voix, vous ne l'avez pas : on vous la prête et on vous la reprend. Plus vous la respectez, plus elle vous restera. Je la traite comme un enfant en la dorlotant, la réchauffant, la ménageant.



Recueilli par Daniel MORVAN.

Dialogues des Carmélites, la voix des martyres


‎vendredi‎ ‎27‎ ‎septembre‎ ‎2013
624 mots
Daniel Morvan
Mireille Delunsch a impressionné le public bordelais par sa direction d'acteurs. Soprano, elle signe sa première mise en scène avec l'opéra de Poulenc. Anne-Catherine Gillet chante le rôle de Blanche de la Force.

Trois questions à ...
Mireille Delunsch, metteur en scène.

Quelle est l'histoire des Dialogues des Carmélites ?

C'est l'histoire de seize religieuses du carmel de Compiègne exécutées le 18 juillet 1794, onze jours avant la chute de Robespierre. C'est une histoire vraie : ces carmélites furent guillotinées pour avoir conservé un portrait de Louis XVI et des vêtements des rois mages de la crèche royale. Le témoignage de la seule rescapée fut publié et inspira une nouvelle à une fille d'officier prussien, Gertrud von Le Fort. Bernanos écrivit les dialogues pour un film inspiré de cette nouvelle. Francis Poulenc rédigea le livret de son opéra à partir de ces dialogues posthumes.

Pourquoi les Dialogues sont-ils considérés comme l'un des plus grands opéras de tous les temps ? Parce qu'ils évoquent la terreur de la mort ?

La première fois que j'ai assisté à cet opéra, j'ai été fascinée par sa grande singularité : voilà un ouvrage sans histoire d'amour, sans brio, sans rien à montrer, sombre, intimiste. Un objet hors du commun. J'ai chanté Blanche de la Force il y a vingt ans et j'ai approché le secret de ce grand classique, classique comme du Verdi alors même que son langage musical n'a rien de moderne (il est contemporain du Marteau sans maître de Boulez). C'est sa construction parfaite qui lui permet d'échapper à l'oubli promis aux œuvres qui ne sont pas de leur temps. Ce qui est fantastique, c'est la progression dramatique, rythmée par le couperet de la guillotine et par les voix qui s'éteignent l'une après l'autre, les cierges s'éteignant aussi un à un [les lumières sont signées Dominique Borrini].

C'est votre première mise en scène puisqu'à l'origine vous êtes chanteuse d'opéra. Qu'apportez-vous de neuf ? Votre direction d'acteur ?

J'ai un imaginaire prédisposé à la mise en scène, j'ai des visions (par exemple une croix de plexiglas avec un Christ momifié...) que je confie au décorateur Rudy Sabounghi, qui reste ensuite libre de ses choix. Quant à la direction d'acteurs, je m'efforce de rendre cohérent le parcours psychologique des chanteurs, en travaillant cet aspect, partition en main. Je veux dire que le mouvement doit précéder la parole, que la vérité musicale doit déjà s'exprimer dans l'interprète avant la première note de musique. Je ne crois pas à l'idée de « la musique avant tout », prima la musica : il faut trouver une spontanéité dans la convention de l'opéra, retrouver la confiance dans le texte en dissociant geste et chant. Je me souviens de la première leçon que j'ai reçue comme comédienne : le metteur en scène, constatant que je disais le texte mécaniquement, m'obligea à le dire tout en empilant des sucres en pyramides. C'est cela : ne pas être passif devant la partition, mais vivre le rôle avant de chanter la musique.
Daniel MORVAN.

Raymond Aubrac: Si vous allez en prison, un conseil: apprenez des poèmes



Raymond Aubrac, en compagnie de sa fille Élisabeth Helfer-Aubrac à la cérémonie du 66e anniversaire des fusillades de Nantes et Châteaubriant.



Le comité du souvenir des fusillés organisait le 19 octobre 2007 une veillée du souvenir devant le monument aux 50 Otages de Nantes. La présence de Raymond Aubrac a donné un relief particulier à la cérémonie.
« Les cérémonies en hommage aux fusillés d'octobre 1941 se tiennent alors que le président de la République  instrumentalise la mémoire de Guy Môquet. » Ces mots de Joël Busson, président du Comité départemental du souvenir des fusillés de Châteaubriant et Nantes, disent assez la dimension politique de la cérémonie. La présence d'écoliers, pour une évocation de la Résistance, ajoutait à la charge émotionnelle de cette veillée. Celle de Raymond Aubrac en faisait un événement.
Jean-Marc Ayrault s'est inscrit dans la fidélité à l'héritage de Lucie Aubrac, l'infatigable pédagogue de la Résistance. Les enfants présents étaient donc les grands destinataires du message. On s'attendait à ce qu'il commente la décision, par Nicolas Sarkozy, de faire lire la dernière lettre de Guy Môquet, le plus jeune des 48 fusillés. 
Selon Raymond Aubrac, cette lettre « n'aura qu'une valeur émotive si elle n'est pas restituée dans le contexte historique. Guy Môquet était un jeune résistant communiste qui n'est pas mort pour la France par nationalisme, comme voudrait le faire entendre Nicolas Sarkozy. Guy Môquet, comme bien d'autres de ses jeunes camarades, est mort pour la défense de la patrie, la défense de l'héritage du Front populaire et pour avoir combattu le fascisme. Ils se sont engagés non seulement pour la France mais pour le monde entier. »

Un jour, on m'a lu ma condamnation à mort

Raymond Aubrac (il avait alors 94 ans) a écouté et observé, assis auprès de sa fille Élisabeth Helfer-Aubrac. Un peu plus tard, l'ancien résistant se réchauffe en avalant un grog et en tirant sur sa pipe. La lettre de Guy Môquet, faut-il la lire dans les lycées ? « M. Sarkozy a lancé une idée qu'il fallait reprendre au bond, sans exclure qu'il y ait une arrière-pensée politique. Il ne fait que son métier de chef d'État. Le respect dû à Guy Môquet dépasse la durée d'un mandat. Lire cette lettre, c'est positif. Il faut aussi l'expliquer : c'est l'histoire d'un jeune garçon qui voit son père arrêté, et décide de continuer le boulot. C'est exactement ce qu'on entend dans La Marseillaise : « Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n'y seront plus. »

Pour Raymond Aubrac, la vraie question est : a-t-on le droit de publier les dernières lettres de condamnés ? Et il se souvient de sa propre captivité, en 1943 à Lyon. « Un jour, on m'a lu ma condamnation à mort. Et j'ai, parmi mille choses, pensé à écrire une dernière lettre. À qui écrire ? Qui lira cette lettre ? Je n'ai pas eu à l'écrire, Lucie m'a évadé. Dans des circonstances extraordinaires. » Que l'on connaît par le livre de Lucie Aubrac et le film de Claude Berri. Écrire en prison ? On fusillait pour cela. « Un jour, le feldwebel a réuni les prisonniers devant un cadavre : il avait été surpris à correspondre. Ils ont confisqué tous les crayons. J'avais planqué une mine de graphite. Avec, j'ai écrit le dernier vers d'un poème sur la porte du cachot. Si vous allez en prison, un conseil: apprenez des poèmes. »
Élisabeth : « Je me souviens qu'à la maison, nous avions un recueil de lettres de condamnés. Maman nous laissait tout juste ouvrir ce recueil. »
La lettre de Guy Môquet appartient-elle à ce corpus de textes que l'on ouvre religieusement, en famille ?
Raymond Aubrac confirme : « La lettre de Guy Môquet est un texte sacré. »

Daniel MORVAN.
samedi 20 octobre 2007



Roselyne et la création du monde

Roselyne Gicquiaud-Bouchet

Elle s'est jetée dans la peinture en 2002. Sans prévenir. Grands formats. Couleurs vives. Simples planches de bois. Motifs animaliers et végétaux. Symboles universels qu'elle lance en l'air comme des capsules temporelles.

Les statues zoomorphes des tribus mélanésiennes, les masques taillés dans les fougères arborescentes et montés sur des toiles d'araignée, les gravures rupestres de la Montagne aux écritures... Dans le musée imaginaire de Roselyne Gicquiaud-Bouchet, il y a les arts premiers et ceux qu'ils ont inspirés : « Jules Paressant et ses marines, Gaston Chaissac qui a peint sur des portes de placards, des planches pourries ou des épluchures.»

L'homme, le vrai, se carapatant à toute blinde

La comparaison avec le naïf de Vendée s'arrête là. Roselyne ne peint pas de têtes étonnées et de grands yeux ronds sur des pelles ou des enjoliveurs. L'homme, elle le met à sa place : en fuite, se carapatant à toute blinde. Le bipède n'est qu'une silhouette ironisée, en fuite dans ses grands formats, à propos desquels il faut éviter les mots panneau, panonceau ou enseigne. Sous peine d'être reconduit aux frontières de la couleur, derrière la porte de la galerie.
Jocelyne a du sang dukduk, des ancêtres micronésiens, et une chose est certaine : sa vocation n'a pas mille ans. Cela s'est exactement passé en l'an 2000, un lundi. « Je peignais des pots, j'avais le goût du dessin depuis l'enfance. Je tournais en rond autour de mes pots, et j'ai subitement eu besoin de faire du plat à la peinture. J'achète des planches. Je les scie, je les ponce mais pas trop, je les colle, je les peins. »

La sophistication des supports, caractéristique des arts premiers (avec leurs ligatures, leurs pigments, leurs fines architectures) est absente des tableaux présentés ici pour la première fois, et issus d'une seule année de travail. Le choix des planches assemblées répond à un besoin de rugosité rassurante, de relief, de répondant.
Pour le reste, la planche est une surface lisse où le pinceau glisse sans tourner. Jocelyne a échangé le vélodrome des pots de terre contre le ruban de terre ocre qui mène vers son musée imaginaire: les Danakils, les Peuhls ou les Dogons. La longue distance lui convient mieux, elle y respire à l'aise, définitivement hors-circuit.

Poules acidulées, escargots psychédéliques


« Depuis que j'ai trouvé le bon support, je me sens parfaitement bien. Mes inspirations sont les arts africains, leur spontanéité me touche, même si la dimension sacrée de cet art m'échappe. »
Couleurs crues, schéma bidimensionnel, animaux stylisés entourés de frises géométriques et végétales : Roselyne a-t-elle donné dans le panneau de la peinture décorative ? « Si on me dit que ça fera joli dans le salon, ce n'est pas ce qu'il y a de plus agréable à entendre. Mais c'est venu ainsi, c'est sorti d'un bloc. »
La couleur sortie du pot est d'ailleurs plus subtile dans les dernières œuvres. Les sujets animaliers, toujours ironiques, évoluent eux aussi. Elle a commencé par les plus gros animaux, éléphants, rhinocéros, baleines, ours et crocodiles, pour glisser progressivement vers les poules acidulées, des escargots psychédéliques, des dromadaires philosophes, en « hommage à Théodore » <Monod>. Ils ont tous l'air de sourire. Sauf l'homme, qui a le masque.

Daniel MORVAN.
La création du monde, de Roselyne Gicquiaud-Bouchet.

Paru le ‎mercredi‎ ‎27‎ ‎février‎ ‎2002 (922 mots) dans ouest-france

Il pleut sur Nantes, baisers de Mayotte

Il pleuvait sur Nantes, bons baisers de Mayotte
QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎samedi‎ ‎7‎ ‎juillet‎ ‎2001
506 mots
Daniel MORVAN
Douchée, la Prairie-aux-Ducs. Comme une échasse gracile, la vocaliste libanaise descend la cale, chaussée de tongues. Pour tuer le temps, Zeid bidouille son Roland MC 303, l'outil des transes trip hop de Beyrouth. Yasmine se met pieds nus, monte sur ses pointes, prend le micro, et soudain, c'est comme si Oum Khalsoum s'était réincarnée en Beth Gibbons, la chanteuse de Portishead.
C'est beau, c'est intime, c'est dépressif.


Sur le Pont du Titanic le tissu des transats bat à vide comme dans un roman de Marguerite Duras. Ce charmant belvédère regarde tristement vers la rive droite ­ Dieu que c'est triste et moche un escorteur d'escadre dans le port de Nantes. Le Pélican, alias Simon La pluie a contraint les organisateurs de Musiques sur l'Ile à retarder les concerts. Une pluie qu'on connaît bien, maintenant, qui vous arrive sur le paletot quand vous ne l'avez plus. Les premiers spectateurs désoeuvrés traînent d'un rhum à l'autre, d'un nozy bé à un bois bandé, sans conviction. Elle a raison, Barbara, c'est quand il pleut sur Nantes qu'il faut se prendre par la main. Et puis Flora la florifère passe par là : ' Dis, tu connais le Pélican ? ' Confus, tu feuillettes ton programme. Le Pélican, c'est Simon Nwambeben. Un peu comme quand on dit ' le nain jaune ' pour Youenn Le Bihan ou ' la cantatrice chauve ' pour... (hum, mieux vaut ne pas dire qui).


Epatant, le pélican. L'oiseau a la réputation de s'arracher sa propre substance pour nourrir ses petits, et c'est un peu ce que fait Simon, sur la scène de la Loire. Une scène en étrave, où les musiciens jouent pour une centaine de personnes. Mais la grosse affaire du début de soirée, c'était Baco. Sur le quai, on était 25 à l'attendre, le Baco. Le temps de causer avec deux mignonnes dames fans d'afro qui ont pris leur ' pass'' et commentent. ' Par contre, on croyait avoir du méringué avec les Dominicains, mais quand je l'ai vu arriver avec son grand pantalon baggy, j'ai compris qu'il y avait maldonne. C'est dommage parce que le méringué, c'est tout de même plus dominicain que le rap. '
Pour le reste, Marie-Claude a pris son plaisir : pas vu Salvador (il était hors ' pass quatre jours '), mais adoré Touré Touré, Massilia Sound System, ses décibels et sa farandole, moins aimé Cheb Mami. Deux choristes belles s'approchent de leurs pupitres, une basse six-cordes chauffe dans les soutes, une monstrueuse machine à rythme se met en place. Baco prend les commandes, et maintenant, on s'en fiche de la météo nantaise. Bons baisers de Mayotte.
Daniel MORVAN.
Cette pluie-là, on commence à la connaître. L'invitée permanente de ' Musiques sur l'Ile ' est parfois un rien collante. Mais lorsque Baco (ci-dessus) accoste, adieu Nantes, bonjour Mayotte.

Nantes-Bastia: Sacré coup de sirocco à La Beaujoire (2001)

 Pris à rebrousse-poil par Bastia, les bétonneurs nantais et leurs supporters ont eu très, très chaud.
‎dimanche‎ ‎15‎ ‎avril‎ ‎2001
594 mots


Il fait pitié avec son petit tambour, le représentant de l'île de Beauté. Pas même un turban ' testa mora ' pour lui orner le front. Ils sont une vingtaine, coincés dans leur camembert du virage sud, scrutés comme des lépreux par des stadiers en rouge, houspillés par des gamins de douze ans qui leur font des gestes éloquents.
Bref, ce Nantes-Bastia, c'est pas l'extase pour le supporter corse. Et puis elle arrive, impériale, foulard bleu et blanc sur les épaules, au bras d'un chevalier servant qui porte le fin collier de barbe de l'hidalgo corse. Elle, c'est l'allégorie du tir canon, avec son port de fille du soleil qui dit : basta ! pour tout Bastia devant 37 000 aficionados.

Il court, il court

Il a fixé son tambour au grillage, fait badaboum sans conviction et vocifère contre les picadors jaunes qui y vont de leur ' Bastiais, Bastiais... ', en se frottant les mains comme si l'affaire était déjà faite. Le speaker annonce de prochains changements de garde-robes avec les nouveaux maillots pour le FCNA, prévus pour la finale, on grignote le BN pocket, antidote anti-boycott distribué à chaque spectateur.
Les 37 000 gosiers braillent le nom des joueurs nantais : Landreau ! Fabbri ! Monterrubio ! Ziani ! Au milieu du virage, la grosse caisse des Corsaires vendéens bat un martèlement de galère. La première percée nantaise va vite dégeler l'ambiance. Il court, il court, Moldovan, seul devant Durand, mais pourquoi il tire pas, pourquoi il tire pas ?
Il a pas tiré. L'ombre des tribunes s'allonge, la tête des supporters aussi, et pourtant, ils ignorent encore que ce ballon poussé un peu trop loin sera la seule action décisive nantaise du match. Les mottes de gazon volent, un corner du gauche part en chandelle, le tambour corse s'étiole, et à 17 h 41 le doute s'installe pour de bon.
La olà semble bien loin dans les têtes, mais un carton jaune pour Nantes devient un but entre les pieds de Monterrubio. Le drapeau jaune à croix verte bat dans l'air froid. Pourquoi ils font pas la vague ? demande une petite fille.
Il faut au moins deux à zéro pour faire une vague, lui explique son papa, et surtout pas un carton rouge pour Nantes, qui vient de sortir ­ le premier depuis des lustres. Alors, petite fille, on pavoise pas trop, d'accord ? Au train où s'engage la deuxième période, question vagues, on est encore loin d'Hawaï. Les Bastiais harcèlent, Landreau sauve, intercepte un penalty (la routine), une cannette fuse vers le camembert corse, le jeu se fait pulsatile, sur le fil du rasoir, on frôle la crise cardiaque. Un grand Landreau, un petit FCNA ? Avec son but d'avance, Nantes bétonne en défense, c'est ce qu'elle a de mieux à faire. La contre-attaque s'enfièvre, les Corses trouvent leur jeu, ça fuse de partout, ça cafouille devant la cage, un hors-jeu miraculeux annule un but corse et sauve la mise aux Nantais, le ballon chatouille la ligne de but. Alors petite, t'as vu ? On appelle ça un coup de sirocco.

Texte : Daniel MORVAN

Un soir d'hiver et d'alcool, la misère à mort

Assises : en janvier 2004, il battait à mort sa compagne

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎mercredi‎ ‎11‎ ‎janvier‎ ‎2006
797 mots
Daniel Morvan
En janvier 2004, Marie-Agnès succombait à des coups portés par son compagnon, à Basse-Goulaine, où ils vivaient dans une caravane. Christian *** comparaît pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Il risque jusqu'à 20 ans de prison. Verdict aujourd'hui.
Ce n'est pas ce qu'on appelle du mobilier de jardin. C'est de la misère en planches. Une pauvre table et un pauvre banc. Posés là sous les yeux des jurés. Une fois, l'adjointe aux affaires sociales de Basse-Goulaine était venue les voir. Elle, Marie-Agnès Sénane, et lui, Christian Helig. Deux caravanes, un hangar de branches, une table, deux bancs. C'est comme ça qu'ils s'étaient fabriqués un semblant de vie, dans une zone inondable. Avec même une plante sur la table. Marie utilisait une balayette pour nettoyer. « C'était hétéroclite et émouvant. » Émouvant comme deux êtres agrippés à la même planche dans le naufrage de leurs vies.
Le samedi 24 janvier 2004, Marie-Agnès va glisser du banc. Ce sera le terme de sa longue glissade. Christian épatait ses rares copains avec son pot-au-feu. Il savait le faire. On le mangeait les pieds dans la boue, mais on le mangeait. On buvait aussi. Un pote avait apporté un cubi de rosé, un autre de rouge. Un moment, Marie ne tenait plus debout. Raide. Christian était allé chercher du bois mort pour la nuit. Il la trouve par terre, sa « petite bonne femme gentille » qui planquait les litres derrière les arbres. Elle a encore tout cassé le mobilier. Et lui qui lui achète parfois des fleurs, il va la frapper à mort. « Ce soir-là, ça a explosé. »
On ne peut pas trop imaginer ça : Christian et sa grande carcasse et elle, poids plume, 1,58 m, face contre terre dans la boue, vêtue d'une seule chemise, ivre (3,72 g dans le sang). Les dix-sept marques carrées de 22 mm sur 30 mm relevées dans le dos, les lésions d'embrochage de la plèvre et du poumon gauche par les esquilles des côtes fracturées, les plaies crâniennes ne laissent que peu de doutes : il a dû frapper très fort avec ce gros marteau, même s'il dit avoir oublié. Et pourtant, dit-il au président de la cour, « je ne pouvais pas la quitter, je l'aimais, et plus que vous croyez. » Il l'avait déjà dit à un expert : « Qu'est-ce que je l'ai adorée cette fille-là. »
Enfance
Alors, quoi ? L'amour à mort ? Faut-il remonter dans l'enfance ? Faire défiler les images à l'envers, depuis ce gars sombre en pull écru irlandais, costaud, impulsif, mais capable de se défendre, au gosse de la Ddass qui crut trouver l'espoir dans une famille d'accueil ? Espoir insensé : Christian croit même être aimé, être le chouchou de ce « papa » adoptif, lorsque celui-ci meurt brutalement.
« Le jour de l'enterrement, j'ai voulu entrer dans le cercueil. Je suis tombé évanoui dans l'église. » Et ensuite, l'enfant ne cessera de s'évanouir. Tomber devient le motif central de sa vie. Il s'exprime en syncopes. Sa façon à lui de dire ce qui lui arrive.Il rate son CAP horticole (lui qui adore la nature) et s'engage chez les paras. Sa façon de tomber ne doit pas plaire, et il a horreur des armes. Réformé. Il rencontre Sandrine à Verdun. Il tombe (encore) d'une fenêtre en posant une tringle. Une petite Laetitia naît, mais ce n'est pas le bonheur. Sandrine le trompe. Alors Christian saute dans un train qui l'amène jusqu'à Nantes. Foyer, RMI, la rue, la manche, essai de désintoxication. Et un jour, devant la mairie de Chantenay, Marie-Agnès. Il tombe amoureux. Elle traîne avec les clochards, elle est avec un gars tuberculeux qui meurt. Avec Christian, qui « la secoue comme un prunier » deux à trois fois par semaine, Marie va devenir la femme qu'on reconnaît à ses bandages, ses bleus et ses yeux au beurre noir. Mais ils ne peuvent se quitter. Ils glissent ensemble, il la bat, elle se débat, mais reste. Lui aussi. Soudés dans le malheur. « J'aurais voulu faire une bonne vie avec Marie, on a toujours été amoureux. »
Mais, comme si une seule personne ne pouvait à la fois aimer, battre, compatir, dire, hurler toute cette douleur, c'est le fils de Marie-Agnès, Régis, qui est venu pour faire entendre une souffrance audible. Quand on a montré le lourd marteau, on a vu un gosse pleurer. Juste pleurer.
Daniel MORVAN.

Affaire Seznec : L'affaire de l'homme sans tête


Des fouilles en février 2018, dans l'ancienne maison des Seznec près de Morlaix, ont relancé l'intérêt pour une affaire ancienne et célèbre, datant de 1923: L'affaire Seznec. Les ossements retrouvés permettront-ils de relancer l'enquête? Une autre hypothèse a été défendue en 2005 par un retraité nantais, à partir d'une découverte faite à Sion-les-Mines, en Loire-Atlantique.

En 1924, Guillaume Seznec est condamné au bagne pour le meurtre de Pierre Quémeneur


Qui était l'homme sans tête trouvé, en 1923, dans un puits de Sion-les-MinesUn cadavre sans tête en 1923, une tête sans corps en 1941. L'énigme subsiste, comme dans un feuilleton dont on attend toujours le nouvel épisode. Ce retraité nantais pense connaître la clef de l'énigme : le cadavre décapité de Sion-les-Mines, "c'est Pierre Quemeneur", le disparu de l'affaire Seznec. Ancien inspecteur de la Mutualité sociale agricole, Michel Sorin a entendu des centaines de personnes dans les campagnes du nord du département. Il propose un nouveau regard sur l'affaire criminelle la plus mystérieuse du vingtième siècle, qui passionna aussi la Loire-Atlantique.

1. Un homme sans tête au fond d'un puits.

Deux mois après la disparition de Pierre Quemeneur, conseiller général du Finistère, en mai 1923, on retrouve un corps sans tête au Puits-Galot, à Sion-les-Mines, dans le Pays de Châteaubriant. L'acte de décès du 27 juillet 1923 le décrit ainsi : « Sans tête, taille 1,60 m, vêtu pantalon usagé sans aucun autre vêtement, sans chaussures, à la hauteur de la cheville et en dedans de la jambe gauche portant une cicatrice. » Ce dernier détail n'est jamais exploité et Jenny, soeur de Quemeneur, refuse de venir identifier le corps.
Selon le docteur Daguin, premier appelé sur les lieux, la décollation a été faite par un spécialiste. Le corps aura séjourné deux mois dans l'eau du puits. Il est vêtu d'un pantalon de marque (« de chez René, tailleur à Rennes »), a les ongles soignés, « ce qui, estime Michel Sorin, ne collait pas avec l'hypothèse d'un « toucheur de bestiaux » qui avait disparu à la même époque et qu'on a retrouvé depuis. Nous voici devant un cadavre tombé du ciel que personne n'a jamais réclamé.»
Le docteur Daguin est convaincu qu'il s'agit de Pierre Quemeneur, l'homme le plus recherché de France, disparu le 25 mai 1923 à Dreux, alors qu'il se rendait à Paris avec Guillaume Seznec, maître de scierie de Morlaix. Quemeneur s'était enrichi grâce à la vente de poteaux de mines aux armées et exploitait des coupes de bois en forêt de Domenech, à 5 km de Sion. Tout comme Seznec. Mais le cadavre est jeté à la fosse commune, comme vagabond, et l'affaire classée.

2. Une tête dans une rivière.

En 1941, dix-huit ans après, un braconnier « lève ses louves » (ses nasses) dans la Chère. Alphonsine, cousine du braconnier, consigne par écrit ce qu'il lui raconte : dans le fond de la rivière asséchée, au Gué-au-Loup, il remarque « un colis attaché à un piquet fixé dans le fond de l'eau. Il découvre un crâne avec des dents en or. Une pensée lui traverse l'esprit : voilà la tête de l'homme du Puits-Galot. » Depuis, le gué a été fouillé sans résultats.

3. Risque-à-tout, l'étrange boucher de Sion.

Boucher, déserteur se faisant appeler Charles Lesage ou Georges L., tout le monde l'appelle Risque-à-tout. « Il avait toujours le revolver sur soi, dit un témoin. On l'aurait même vu, affirme Michel Sorin, décapiter une jument qu'il jugeait trop lente. » Risque-à-tout trafique des pièces d'or et des véhicules des surplus militaires, comme Quemeneur. Risque-à-tout connaît d'ailleurs Louis Quemeneur, frère du conseiller général, dont il garde la propriété de Plourivo. Le boucher disparaît trois jours en juin 1923. Quand il revient, sa domestique, Constance, remarque des traces de sang dans sa voiture. Un chien écrasé, prétend-il, qu'il va enterrer après l'avoir mis dans un sac, en prenant la direction du Puits-Galot.
Lors de cette escapade mystérieuse, Risque-à-tout est accompagné d'un maçon de Sion, Chevance. Ce dernier est arrêté dans la Manche en 1943. Avec, sur lui, les papiers de Pierre Quemeneur. Malheureusement, les archives d'interrogatoire ont disparu dans les bombardements d'Avranches. Chevance se serait ensuite acheté un cinéma dans le midi de la France. La maîtresse de Risque-à-tout (qui meurt assassiné à Nantes en 1926), veuve d'un modeste paysan, est devenue propriétaire de trois maisons à Nantes. Pour Michel Sorin, l'ensemble de ces éléments permet d'imaginer que Quemeneur, qui portait sur lui une forte somme d'argent, est tombé dans un traquenard.

4. 80 ans après

Mais que peut-on découvrir de neuf à propos d'une affaire vieille de plus de 80 ans ? Sur quels éléments concrets mener une contre-enquête, sans cadavre et sans tête ? En aucun cas, il ne peut y avoir de nouveau procès. 
Denis Seznec, arrière-petit-fils de Guillaume, espère l'annulation de la condamnation, afin de «décharger la mémoire des morts», selon les termes de la loi. Et l'hypothèse de Sion-les-Mines n'est pas sa piste préférée. Trop rocambolesque, comme sortie d'un feuilleton populaire des années vingt. On voit mal l'arrière-petit-fils du bagnard jouer les Rouletabille, alors qu'il est en passe de conclure le combat de sa vie.

Michel Sorin pense que le cadavre sans tête de Sion-les-Mines est celui du conseiller général Pierre Quemeneur.
Daniel MORVAN.

le conseiller général Pierre Quéméneur

2005: Les Chantelle, femmes du monde jusqu'au bout

Lucette et Annie Guyomarc'h : les deux cousines ont partagé trente ans de lutte. « Les femmes, quand elles se battent, c'est jusqu'au bout. »

Les Chantelle racontent leurs trente ans à la pointe du combat

Ouest-France ‎mercredi‎ ‎9‎ ‎mars‎ ‎2005
821 mots
Daniel Morvan
Le combat « des filles de Chantelle » a marqué l'histoire ouvrière de la région nantaise. Hier, comme chaque année depuis 1994, les dernières salariées de l'usine de soutiens-gorges fêtaient la journée de la femme. Trente ans à la pointe du combat.
« Je vous emmène où ? Chez Chantelle, à Couëron ? Sacrées femmes ! Jamais elles ne se sont laissé démonter. » En écoutant le chauffeur du taxi, le jeune cadre des soutiens-gorges Chantelle prend la mesure de la popularité des salariées. Même s'il n'en saisit pas vraiment l'origine : « Je ne comprends pas, l'entendra-t-on dire ensuite, qu'on fasse autant de bruit pour vingt-huit filles. »
Bien sûr, quand on fabrique des soutiens-gorges, le monde n'est que douceur féminine et délocalisation. Mais ces vingt-huit filles, monsieur, c'est l'honneur de votre entreprise.

Prêtes à tout

Grèves totales, occupations d'usine : avant de devenir le cauchemar de leurs patrons, les Chantelle étaient des petites couturières des années Sylvie Vartan.
Pour une fille, la liberté, c'était d'avoir du travail. « J'avais suivi les cours de l'école de couture de Basse-Indre, raconte Lucette Guyomarc'h, 35 ans de boîte. Ma mère avait huit enfants à caser. J'étais chez les religieuses, et je ne voulais plus aller à l'école. Je suis devenue mécanicienne à 16 ans et demi, après avoir passé les tests chronométrés. »
Même parcours pour Annie Guyomarc'h, sa cousine : apprentie coiffeuse, elle se fait embaucher à la coupe en 1968. « Je me marie en 1971, j'ai mon fils en 1972 et, dans la foulée, je monte le syndicat CGT. On était cégétiste de famille, mon père me soutenait. On ne parlait pas de la condition des femmes, la question était de se défendre pour pas se faire bouffer. C'est des rapaces. On n'a rien sans rien. On était prêtes à tout. »
Derrière la féminité exaltée par voie d'affiche, le public découvre l'empoignade sociale format 95 D. Les affiches sexy, Annie n'a rien contre : après « Chantelle aime les seins », le slogan « Chantelle habille les femmes du monde » fait chanter les imaginations et le cash-flow. Elles, c'est pour le bifteck qu'elles se battent. Et question bagarre, il y a du monde au balcon : en 1981, elles n'hésitent pas à séquestrer leur directeur. Assises sur le bureau, Code du travail en main, quel vertige pour un homme seul.
Leur tube à elles n'est pas une petite musique aux airs compassés. Ce que chantent les Chantelle c'est « Le chiffon rouge », de Michel Fugain
C'est ça qui leur met les larmes aux yeux, aux Chantelle. « On avait fini par monter une chorale, quand on montait à Paris pour mettre le bazar au Salon de la lingerie. » Et les forces de l'ordre, ce n'est pas avec des effets de bretelles qu'elles les neutralisent. « Vous croyez qu'ils se gênent parce qu'on est des femmes ? On piquait les cognes avec des aiguilles à coudre pour les écarter. »

Quand Annie a bloqué un boulevard

Les Chantelle, joli nom pour des battantes devenues symboles des luttes. Un symbole, ça n'empêche pas une société de se délocaliser en Thaïlande. Mais quand même. « On a marqué les mémoires. Les femmes, quand elles se battent, c'est jusqu'au bout. »
Dans le local syndical, d'autres femmes sont venues nous rejoindre, d'une bouche à l'autre, les souvenirs passent. La fois où elles sont montées à Paris, où elles ont été parquées devant un théâtre qui donnait La peste de Camus. Quand Annie a fait son malaise et qu'elles ont bloqué le boulevard jusqu'à son retour des urgences. Quand elles ont défendu la « contredame » qui avait une hernie discale et le coeur à gauche. Quand elles fêtaient Noël à l'atelier, avec l'aide des paysans, des voisins de Frigécrème et Waterman. Quand elles balançaient les soutifs à la figure des CRS. Quand, pendant la grève de 1994, la longueur du conflit faisait craquer les maris et les ménages.
« La fermeture de l'usine de Saint-Herblain, ça été comme un deuil. » Elles avaient une dernière fois chanté « Le chiffon rouge » dans la rue des Filles-de-Chantelle. C'était un 8 mars, journée de la femme. Et la femme pleurait. Elle pleurait l'usine, les copines, l'âpreté des luttes. La femme Chantelle pleurait et chantait, en vraie femme du monde.


Daniel MORVAN.

Ce soir, l'héritage de José Arribas est en jeu (2005)


Arribas, inventeur d'un jeu alchimique, visionnaire, qui consiste à jouer sans ballon


Le papier du maintien (le mien) en ligue 1


José Arribas, l'entraîneur légendaire des années 1960, fut l'artisan d'un style de jeu révolutionnaire grâce auquel Nantes resta, pendant 42 ans, dans l'élite de L1. Ce soir, c'est tout l'héritage des Canaris qui est en jeu.

Juillet 1937. Personne n'en veut, de ce rafiot. Bordeaux et La Pallice l'ont refoulé. Nantes accepte ce bateau de réfugiés espagnols. On dit que c'est ainsi, sous les habits de la misère, cherchant du pain et de l'eau, que la gloire future fait son entrée dans une ville. Elle a pour nom José Arribas, fils de combattant républicain, réfugié du Pays basque que Franco vient d'envahir.

Nantes ne sait pas que cet enfant sera son roi. Et le gosse court sur pattes non plus. Il a 16 ans, et avec sa soeur, il fuit la soldatesque franquiste. Ils meurent de faim tous les deux. Ils sont accueillis au Champ de Mars de Nantes. « Je n'avais pas vu un morceau de pain depuis six mois, dira-t-il. On nous a donné des brioches et des fruits. Je me croyais au paradis. » 
Sous ses yeux, un terrain vague. Qui n'attend que lui pour devenir le futur stade Marcel-Saupin. L'arène, le chaudron.
Donnez-lui une brioche et quelques fruits, voilà ce que vous rend le petit basque espagnol : treize ans de bonheur. Quelque chose qui dut ressembler à la furia francese sur le pont de Lodi, Pierrot le fou multiplié par onze.
« Papa monnayait son talent, éclaire aujourd'hui José Arribas, l'un des trois fils de José Arribas. Il joua comme inter au Mans, il entraînait aussi le club de Noyant-sur-Sarthe, où il tenait un café.»

Et c'est ce bistrotier surnommé « Bilbao » qui ose se proposer comme entraîneur au FC Nantes. À Nantes, on caresse le cuir et la gloire, sans l'atteindre. Jean Clerfeuille, le président du club, l'a bien claire en effet, pour capter le signe du destin dans une lettre bien brossée d'Arribas. Bluffé par le culot de cet entraîneur de patelin. « Un peu comme un type au bout du rouleau qui achète un billet de loterie. »
Banco. À Nantes, Arribas applique les méthodes de Noyant : confiance accordée aux jeunes, plaisir du jeu collectif. Il y ajoute la mobilité perpétuelle, la brillance improvisatrice, la chatoyance aérienne qui définiront bientôt le « jeu à la nantaise ».

Jouer sans ballon

Le club accède à l'élite en 1963, et décroche le titre de champion de France en 1965 et 1966. Grâce à ce jeu alchimique, visionnaire, qui consiste à jouer sans ballon, avec tout l'espace libre devant, dans lequel l'attaquant sait imaginer non pas une, mais plusieurs figures. Se projeter en vingt, cent espaces de jeu imaginaires afin d'en faire advenir un réel, celui où la balle perfore les lignes.
Le joueur devient un virtuose des possibles, comme le musicien de free jazz : « Le joueur nantais ne peut exister sans son voisin, explique José, le fils. On disait que le jeu nantais ne s'exportait pas, car il aurait fallu exporter les paires de joueurs. Le jeu à la nantaise, c'est anticiper plutôt qu'affronter, éviter les duels. Si tu n'as pas le ballon, tu dois être concerné par celui qui l'a, et lui proposer plusieurs solutions. Pareil pour la défense : les premiers attaquants sont les défenseurs. On anticipe, on intercepte, on relance vite pour surprendre l'adversaire, idéalement on marque sans qu'il ait pu toucher la balle. On ne peut pas jouer tout un match comme ça, l'adversaire a trouvé les parades, mais certains clubs, comme le Real Madrid, ont su jouer ainsi dans leurs meilleures années. »
Survolté par ce vent d'anarchie qui fait table rase du style d'antan, le stade Marcel-Saupin devient une sorte de cage de Faraday, un cyclotron où les équipes adverses entrent tétanisées, comme si le canari avait avalé un cobra.
« Gondet, ton but ! » hurle le stade, mantra rituel pour réclamer au « Vautour » son tir foudroyant à chaque match (36 buts pour la saison 1966).
Jusqu'en 1976, Arribas et ses Canaris connaîtront des hauts et des bas, mais jamais le football n'aura été aussi près des étoiles.


Daniel Morvan

‎samedi‎ ‎28‎ ‎mai‎ ‎2005, 746 mots