jeudi 22 octobre 2020

Les chemins de la liberté de Liv Maria

Liv Maria paraît en Folio Gallimard (mars 2022)



 

À nouveau l'univers de Julia Kerninon vous emporte, par son mélange de précocité, d'appétit de dévorer le monde dans toutes les langues. Avec pour armes favorites une bibliothèque gigantesque, une machine à écrire et un sérieux romanesque qui bouscule toutes les objections, notamment celles qui peuvent invoquer la vraisemblance, elle raconte à nouveau une conquête de liberté. Nous retrouvons dans "Liv Maria" l'univers intense et excessif de la romancière, fait de dépaysement aux quatre points cardinaux, de secrets lourds à porter, malgré lesquels se construit un destin, la rage au ventre.

Liv Maria est la fille unique de Mado Tonnerre, tenancière taciturne d’un bar sur une île bretonne et de Thure Christensen, marin norvégien. Ce dernier entreprend d'initier à sa fille, avant même son adolescence, aux classiques de la modernité littéraire. Beckett, Faulkner, Jack London sont les lectures du soir pour la petite fille, et Murphy ou le trappeur malheureux de "Faire un feu" sont ses héros de contes de fées. Elle a 17 ans quand elle subit une agression sexuelle. Par mesure de sécurité, les parents optent pour un éloignement de leur fille, qui est envoyée à Berlin, où elle découvre l'amour dans les bras d'un Irlandais qui a l'âge d'être son père. Vive passion qui s'achève par la disparition de l'amant, qui pourrait passer par pertes et profits s'il n'était la clef de toute la suite du roman, car si Fergus s'éclipse, c'est pour faire apparaître un autre Irlandais, Flynn - n'en disons pas davantage.

Après cette volatilisation de l'amant, les parents de Liv Maria meurent dans un accident de voiture, et c'est au Chili que la jeune femme part oublier son chagrin. Survient un nouvel amour (Flynn, donc), et nous plongeons dans un scénario tragique, où il apparaît que les amours nouvelles sont toujours les enfants du passé. La voici mère, libraire, à la manière de ces romans anglais où les brumes celtes protègent les cœurs ardents, les vies antérieures et multiples: «Je suis la jeune maîtresse du professeur, la femme-enfant, la fille-fleur, la chica, la huasa, la patiente de van Buren, la petite amie, la pièce rapportée, la traîtresse, l'épouse et la madone, la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre.»C'est asséné comme une devise ou un slogan, et cela figure en bandeau de couverture.

On ne l'oublie pas si facilement, cette Liv Maria, sœur de Jane Eyre et de Mrs Dalloway. Et à travers elle, personnage qui porte toutes les aspirations à sortir de soi-même, et si l'expatriation et les expériences amoureuses en sont le moyen, la fidélité religieuse envers les livres en est la boussole. "D’emblée, explique la romancière nantaise, il y avait cette idée d’une femme avec un secret, une femme qui échappe au jugement des autres par le silence, l’idée d’entrelacer la tragédie grecque au prosaïsme de la réalité. Je voulais parler du quotidien, de la vie matérielle, de l’amour, de la façon dont on change à la fois sans arrêt et jamais, mais aussi de la grande rébellion qui se cache presque toujours derrière l’image de la mère. Je voulais faire le portrait d’une femme telle que je les connais, telle que je les sais vivre autour de moi – libres, incontrôlables, fières. "

Le jeu des coïncidences peut sembler un brin artificiel, mode Alexandre Dumas, mais le livre tient par son style très tendu, acéré, qui contraste avec une atmosphère de romantisme fou, un retour décomplexé au personnage romanesque classique, et la souveraineté intraitable de cette passionnée de Beckett à 10 ans qui, de métamorphoses en ruptures, devient elle-même. Et il y a cette belle métaphore du livre où la vie est une bibliothèque (grande comme celle de Trinity College, dit-elle!), s'apprivoise comme elle et n'épuise jamais tous ses mystères: "Elle regardait le mur de livres et savait qu'une part de lui (Fergus) y était conservée, et elle n'y touchait pas." Ce spectacle ouvre sur le vertige que lui donne sa propre vie, et sur la présence des objets dont l'enfance semblait pouvoir se passer, lorsque l'imaginaire prenait toute la place, bijoux, boîte à couture, moules à sablé: "...les tournevis, les marteaux, les clous, toute la grande quincaillerie de l'adulterie. Les choses qu'elle possédait lui semblaient pourtant des choses utiles, comment expliquer qu'elle n'en ait eu aucune utilité auparavant? C'était le mystère. J'avais le courage et j'avais le mystère/J'avais la sagesse et j'avais la maîtrise." La citation-mantra du poète Wilfred Owen (et la rime mystery/mastery), parmi celles que se récite Liv Maria face à l'étrangeté de sa vie, est l'un des outils les plus efficaces de sa boîte, celle avec lesquels elle force les verrous du monde. On serait tenté de paraphraser la formule: On ne naît pas femme, on devient un personnage de Julia Kerninon.

Daniel Morvan

Julia Kerninon: Liv Maria. L'Iconoclaste, 272 pages, 19€. En Folio Gallimard en mars 2022  

Julia Kerninon est née en 1987 à Nantes, où elle vit. Elle est docteure en littérature amé- ricaine. Son premier roman, Buvard (2014), a reçu notamment le prix Françoise-Sagan. Outre des ouvrages autobiographiques, trois romans ont paru : Le dernier amour d’Attila Kiss (2016), Ma dévotion (2018) et Liv Maria (2020)

Lire aussi: à propos de Ma dévotion 



mardi 2 juin 2020

Une façade électronique branche Paimbœuf sur le street-art

Une nouvelle façon pour l'artiste d'imprimer sa présence dans nos circuits
Dominique Leroy ravale périodiquement sa façade. C'est ainsi que sa maison de Paimboeuf constitue l'attraction de la métropole estuarienne, la ville branchée entre Nantes et Saint-Nazaire. Un univers que le public peut découvrir quai Boulay-Paty, face à l'estuaire de la Loire. En façade du rez-de-chaussée de sa maison, les cartes électroniques forment des canyons urbains habités par des Tyrannosaurus rex ou des Godzilla, comme des réapparitions de temps géologiques reculés dans notre monde de composants... 

Installé depuis quelques années à Paimboeuf, Dominique Leroy puise son inspiration à la lumière et aux ciels changeants de l'estuaire. La maison comme cadre d'une composition, il en avait eu l'idée en 2012: "J'avais récolté des tissus, sans idée préalable, et l'idée est venue comme on lance un pari: Et si j'habillais ma façade comme un patchwork d'étoffe? Ça devait tenir quinze jours, c'est resté deux ans." Et les restes de décors d'étoffe, sur lesquels Leroy a peint des motifs, sont encore là dans l'entrée de la maison voisine, chez l'artiste Dominique Fournier.
L'idée des circuits imprimés fait donc suite à toute une histoire de décors, pièces de bois, puis patchwork géant de caoutchouc. "Les visiteurs passent et donnent leur avis. C'est une installation, oui, littéralement puisque je l'installe et m'y installe. Avant on me comparait au plasticien Christo." Maintenant, c'est presque l'inverse. L'artiste propose une manière nouvelle de composer avec la lumière de Loire, avec les jeux d'eaux réfractés sur les disques durs fixés aux voliges de bois, et les différentes surfaces juxtaposées en mosaïque, dans une sorte de mélange composite qui peut évoquer les décors de Klimt ou ceux de Basquiat. C'est une architecture imaginaire et verticale qqui sert d'antichambre à l'univers du peintre, car Leroy est avant tout peintre, à situer dans le courant néoexpressionniste, pas loin de Baselitz, de Garouste, de Beckmann. Ce décor de navette spatiale semble répondre aux tubulures rétrofuturistes de la raffinerie de Donges, sur l'autre rive. C'est l'objet le plus photographié de l'ancien port de Nantes.



  




dimanche 3 mai 2020

"Protocole gouvernante": Une nurse à tout casser




On ne sait pas d'où cela vient. Un peu comme ces formules chimiques inédites trouvées par hasard, un peu de seigle avarié qui, contaminant la farine, plongent des populations entières dans la folie. Le roman de Guillaume Lavenant (metteur en scène nantais) est du même ordre, libérant phrase après phrase ses doses d'alcaloïdes pour nous prendre dans une histoire toxique. Et pourtant, Protocole gouvernante ne devrait pas nous surprendre, il ne s'agit au premier abord que d'une histoire de famille et de nurse casseuse de foyer. Nous avons déjà lu des histoires de gouvernante inquiétante dans Henry James (Le tour d'écrou), dans Charlotte Brontë (Jane Eyre). Mais si la nurse est une figure bien identifiée, l'astuce de ce roman est au contraire de l'abstraire, de la réduire à la destinataire d'une série d'instructions dont la suite constitue justement le fil narratif: "Vous irez sonner chez eux un mercredi. Au mois de mai. Vous serez bien habillée, avec ce qu'il faut de sérieux dans votre manière d'être peignée. Vous ressentirez un léger picotement dans le bout des doigts." Déjà employé dans le nouveau roman (La Modification, de Michel Butor), un procédé redoutable est à l'oeuvre: tout le roman est écrit au vocatif, la deuxième personne "vous" servant à interpeller, à donner des instructions précises. Cette deuxième personne de politesse évoque l'idée d'une mission fixée jusque dans ses détails par une voix off, non sans que cette dimension ne se heurte au flux imprévisible du réel, des pensées spontanées, mais elles aussi absorbées, insérées dans le protocole. Tout ici évoque l'idée d'un cerveau omniscient, centre d'un complot planétaire, marionnettiste occulte du nom de Lewis. Le personnage de la nurse (femme réelle ou humanoïde?) n'est donc que l'un des agents d'un processus révolutionnaire messianique dont on ne devine rien, sauf qu'il nous décevra. L'histoire se déroule à la façon d'un conte fantastique où les éléments banals de la vie quotidienne semblent grossis par une loupe: un voisin qui répare sa moto, une marque tracée de l'ongle dans le cuir d'une banquette arrière, chiffre renversé qui semble être le symbole d'une société secrète. Tout se passe comme si les deux grandes figures psychanalytiques du "roman familial" (les fantasmes par lesquels l'enfant s'invente une autre famille, un autre destin) se retrouvaient ici dans un même livre: l'Enfant trouvé, incarnation de la révolte radicale et poétique, et le Bâtard, qui mène une guerre sournoise contre l'ordre paternel, "transgresseur-né et parricide en puissance", nous dit Marthe Robert (La traversée littéraire, 1994, p. 240). L'utopie sans concession et la séduction perverse sont les moteurs de ce premier roman qui n'aspire, lui aussi, qu'à s'emparer de son lecteur, et y réussit brillamment.
Daniel Morvan
Guillaume Lavenant: Protocole gouvernante. Rivages, 190 pages, 18,50€

jeudi 5 mars 2020

Le dévoyage sur la Loire de Michel Jullien



Attendait-on Michel Jullien autour d'une joliesse de canotage populaire? Non sans doute, mais à quelle histoire doit-on, alors, s'attendre sous un titre comme: "Intervalles de Loire"? Récit d'un périple d'amis au fil du fleuve altier, cet ouvrage vient après Denise au Ventoux (2017), Les Combarelles (2017), L'Île aux troncs (2018). Trois dégagements vers des confins, des sommets, des gouffres, montagne, grotte ou île de relégation. L'homme, ancien alpiniste, "escalade" aussi les fleuves.
À bord d'un esquif d'aluminium, descendant le fleuve à la rame avec ses deux amis d'enfance, il use de cette merveilleuse liberté de voguer ouverte à tout citoyen par la Révolution française, dans une sobriété toute démocratique: "À l'instant du départ, personne ne nous vit appareiller, aucun salut, pas de mouchoir agité depuis la grève, aucuns falbalas d'adieux. La barque se coula en silence à la Loire, mue par les premiers coups d'avirons, malhabile, des manoeuvres de rame empotées, de peu d'atout, sans tempo, comme tordues."
Comment cela s'est-il décidé? Les trois amis vont avoir cinquante ans. Au cours d'une partie de campagne, ils regardent couler la Loire, penchés sur le parapet du pont de Nevers: que peut-on faire d'original, l'an prochain, pour fêter ces dix lustres? Une idée, sans plus d'émotion que ça: descendre la Loire à la rame. 848 km de développé pour la partie praticable en barque, plus les zigzags et les fausses routes, "parcourus en vingt six jours, jamais de gîte, de plafond ou de camping", d'île en île, de pont en pont, et il y en a cent vingt-huit d'Andrézieux à Saint-Nazaire.

"Un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane"



Si la mode du canotage est née au XIXe siècle comme forme populaire d'un loisir aristocratique, le livre qui rend compte de cette aventure n'est aucunement un charmant périple sur le mode mineur, une nouvelle de Maupassant, bouquet de jolies phrases et de choses vues. En s'en tenant à la vibration sensitive au phénomène du fleuve, en se concentrant sur ce que le corps peut dire de l'aventure, le livre déjoue les attentes en matière de fluidité et d'insouciance. Michel Jullien fait l'économie des figures imposées en conjuguant une écriture d'une haute singularité, confinant au dialecte personnel, à une aventure sensorielle où les personnages sont des silhouettes, et les événements, des beautés stylistiques.
Le traitement proposé est celui de fragments, des "varia de l'oeil" et autres pièces fluviales assemblées comme au hasard d'un carnet de croquis, dans un désordre voulu, avec des "entrées" à mots clefs, "renifler", atomique", "jusqu'à Mitchum" (pour évoquer La nuit du chasseur), "écarts du fleuve", "aperçus citadins"... Chacune de ces proses formant comme un psaume monodique du visible, que l'objet en soit noble ou trivial, pont, village au bord de l'eau, île, super U, centrale nucléaire, cimetière.
Scénarisé et dialogué, ce huis-clos flottant eût formé un cadre pour une comédie à la Jaoui-Bacri. L'auteur sait d'ailleurs manier l'humour, tant dans la manière de camper une scène (ainsi l'exercice de navigation sur gazon, très Buster Keaton) que dans l'art de l'image: "l'eau changée entre le vert, l'écru et une couleur salive, avec des ballots d'écume isolés, derviches, omelettes, espèce de neige à la mélancolie". Sans parler de "Nénette", nom de baptême bombé au pochoir de sorte qu'il soit "rendu en miroir, à la surface de l'eau", ainsi inscrite littérairement autant qu'au quartier maritime. La figure humaine s'élude pour que subsiste la chance d'être ému par le fleuve, non dans une fiction, mais plutôt dans la manière de donner à voir, par les traits, touches, nuances, images ("un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane", ou l'envol d'un banc d'oiseaux: "trois, dix se défroissent, ils jettent les bras au ciel dans un bruit de carton"). On aimerait y voir quelque chose de Rousseau, au moins pour "le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection"(1).

Jules Renard, auteur totémique de la narration, arrive par association d'idées à partir de Chitry, bourg de la Nièvre dont Jules fut maire, région où Jullien acheta sa maison de campagne. Jules Renard, convoqué à dessein: L'auteur du Journal n'est-t-il pas l'homme de l'effet de réel, d'une éloquence économe qui s'obtient par allègement plus que par addition, dans une sobriété calligraphique? Et Renard n'aurait pas désavoué cette esquisse d'une femme qui franchit un pont alors que passe la barque des trois amis, s'accoude, "les jambes croisées derrière, à la Doisneau", et salue, "révérence d'une main à l'idée d'une récréation nautique".

Épaules de rameurs, ombres au bivouac, le soir sur les îles: on ne les connaît pas, on les voit, le narrateur et ses deux amis, désignés comme "l'un et l'autre". Des signes ténus, un murmure minimal rendent la vie plus qu'un dialogue, une notation psychologique. La "signature sonore" de chacun lorsqu'il saisit les rames, sa manière de souquer. C'est au cours de la rotation des places que se précisent les personnalités, mais ce sont des fiches de postes. À moins qu'on veuille y déceler la subsistance d'une structure tripartite à la Dumézil: celui qui travaille, celui qui décide de la direction et celui qui prie (pour la sûreté de sa barre).
Le banc de proue, celui où le rameur peut se reposer et "ravoir ses mains" devant le fleuve à livre ouvert, mais la place est "la pire" car elle se paie de l'obligation de "voir deux fois", d'abord le panorama fluvial réel, et sa réplique de papier réunie dans un compendium de captures d'écran, le Navigator, bible du forçat.
Le banc de poupe, la barre, enfer du gaucher qui doit inverser les consignes émises par la vigie.
Et le poste central: "Le voici donc, le banc B - la guillotine". En matière de grand témoin, il n'y a que le Hugo du "Dernier jour du condamné" qui puisse comparaître et confirmer que le banc B est une vision du monde. La souffrance des mains et une position dos au fleuve retranchent ce prolétaire rêveur de la vision frontale. Le banc B est celui de l'évanescence des choses, puisque ce pont dont on parle dans son dos, quand il entre dans son champ de vision, "n'advient pas, il s'abolit". Ainsi, la sensation est un fait de structure.


"Un grand fleuve de sable quelquefois mouillé"



Ce texte éclaté, on aimerait pouvoir le lire avec naïf lyrisme, comme on écoute du Smetana à la radio, mais il s'avère tachiste, pointilliste, coupeur de cheveux en quatre, impressionniste affronté à un fleuve aussi résistant, comme objet littéraire, qu'une montagne. À charge pour l'écrivain de rassembler toute la diversité des paysages et des choses vues pour les unifier, les homogénéiser et exercer sur elles les décantations de l'écriture, pour en extraire un sentiment singulier, par une fusion et une dissolution des perceptions, souvenirs de navigation sur l'Amazone, anticipations sur sa vie future, déconstruction des figures du voyage, dévoyage d'écriture dans un flux de conscience unique. On ne sait s'il est fait d'émerveillement ou d'ennui, ou d'un autre type d'émotion, mêlant rêverie et minutie, qui n'appartient qu'à Michel Jullien.
Sur ce chemin on suit la marche du style, non point la frappe d'une chute imparable, mais la cloche lointaine scandant l'office à la déesse mimésis, qui permet de rendre réel ce que l'on montre. Il est alors possible de saisir comment la rudesse du voyage favorise le papillonnage sensoriel, à l'image de cette Loire "encline aux lubies saturniennes" qui possède "très tôt l'allure des fleuves qui ont trop duré" et "brouille les directions en de vastes boires", fausses pistes parfois longues de dix-sept kilomètres en aval de Varades. C'est la Loire excessive, diverse, amazonienne, odorante, de sable ("un grand fleuve de sable quelquefois mouillé", dit Jules Renard) et de vase. Un excès auquel les navigateurs se joignent, pris par le cap à tenir, les obstacles à éviter, retranchés de la ville par les odeurs du banc de nage, dans une solitude vertigineuse, pascalienne: "plus bas que ce qu'un chien retient des apparats terrestres, nous glissons sur un plancher situé en deçà du monde".
Toute phrase serait citable mais sans reconstituer le texte, observons l'entrée de Nénette dans les pleines eaux, celles où la quille, dont la robe d'aluminium est découpée d'estafilades, atteint enfin des profondeurs dignes de son tirant d'eau, observons comment ce petit moment d'effusion est extrait des souvenirs pour devenir ce moment de lyrisme tenu: "Alors les ramées s'enchaînent sans qu'il nous faille descendre, il y a maintenant ce qu'il y aura pour longtemps, des champs, des saules, des rideaux de verdure coupés à l'enclave des fenaisons, les heures informes, des mottes de terre à hauteur du regard, un fleuve brou de noix, des bovillons rouquins stupéfaits de notre venue au sortir des méandres, des entailles de lumière poignardées aux arbres, des impressions physiques d'action et d'inaction, la réalité écrasante de nos fesses appliquées aux bancs, les grenouilles faisant fête au mois de juillet. Partout des pêcheurs sur la berge." L'image n'est risquée que dans le tumulte modéré de l'énumération, c'est du bouillonnement traversé d'angles aigus, et ces "entailles de lumière poignardées aux arbres", plus qu'une notation de peintre, sonnent comme un aveu de foi dans un coeur d'athée.
L'empire du fleuve abrite assez de divinités pour combler les soifs de l'homme, même si son émotion est tempérée d'une ironie protectrice. La tonalité est douce-amère, mais les couleurs flambent.
Plus d'une fois le lecteur a rendez-vous avec l'étrangeté. Cette expérience est offerte, dès le début, dans la vision des pêcheurs sur les rives, vides d'identité et "syndiqués d'eux-mêmes", figures de la neutralité ("L'attente les prive de visage, elle les absout"), et démultiplication du même faciès au fil de l'eau, et dans lequel on craint de reconnaître le masque de la mort qui pêche. Étranges aussi ces dialogues inaboutis, échangés au cours des permutations du trio dont deux seulement peuvent parler et se voir, par dessus l'épaule du barreur.
On se pose sur "une caillasse de fauteuil sur la rive", pour l'encas de midi, qui n'est pas réellement accostage, puisque "l'eau continue son verbiage alors que nous mastiquons devant, la pupille abrutie de son cours, le débit en optique" (le fleuve en vue?). Ou l'étape, l'équipée victime de disette, au centre Leclerc de Gien. "Nous nous séparons dès les premiers rayonnages avec chacun sa liste, un galurin chiffonné sur la tête, nos mitaines à bout de bras, des démarches inaptes, un côté Alain Bombard perdu dans une grande surface." Puis revenir à l'habitacle de survie, "se tasser dans notre amande d'aluminium, trois personnes dans quatre mètres carrés (...), s'en remettre à la coulée liquide, à la lisière du temps".
Autre rapprochement étrange à qui ne pratique pas l'alpinisme, l'alpe et le fleuve. On a bien comme riverain la sensation qu'un fleuve contient sa propre altitude, et Pierre-Henri Frangne (2) est là pour rappeler que le latin "altitudo" désigne à la fois "l'élévation d'une montagne, mais aussi la profondeur la plus basse d'un fleuve". En commun, les deux massifs proposent une certaine expérience du temps aux limites sans cesse repoussées, une absence de conclusion, une fugacité: "Que se passe-t-il? Je suis venu vérifier mon absence dans plus grand". Et au retour de tout cela, vérifier que cela est sans retour. Que des chocs, de l'âpreté de la confrontation, on ne ramène que peu de choses exactes, car l'ensemble écrase le détail: "une fois revenu, ces endroits baignent dans un défaut de mémoire, il ne reste que l'idée de montagne, l'opinion d'un fleuve, des amalgames." Mais cependant l'expérience est si forte d'avoir conquis les sommets alpins qu'elle revient à chaque fois que l'on se porte aux limites de l'espace, dans ces "ailleurs du monde" dont on ne ramène aucun échantillon.

Les ponts sont des êtres mythologiques dans cette navigation de moines irlandais, portant "moustaches d'écume à la Loire" et faisant les gros yeux de leurs arches. La recherche des îles fortunées, sans bouses de vache et sans trop de coassements, s'achève le soir autour d'un feu sur "un petit Sahara d'un hectare", content de retrouver entiers les compagnons aperçus de dos ou à demi-occultés, "palabres autour des braises", sans songer à lire ni aquareller. Le seul livre emporté, un Malaparte, sert d'allume-feu (autant dire qu'on y laisse la peau), et quelle réponse encore à qui pourrait croire que les mots auront, en toute fin, le dernier mot. À partir de Candes-Saint-Martin, la Loire navigable et balisée fait chômer la vigie. Moment choisi pour une étude comparative des conditions de marcheur et de rameur, unis par des vicissitudes telles que le roulage matinal de duvet. Le piéton bénéficie des rencontres, de la liberté de s'arrêter à tout instant, mais il est écarté du fleuve par des barbelés et des contournements en progressant vers l'estuaire. Paradoxe, "le marcheur manque de chemins" quand les navigateurs taillent la route comme s'il avaient un pass Navigo en poche. Point de tourisme urbain, mais une écoute des mutations, des multiples transitions du fleuve vers l'autre fleuve (ses intervalles), de l'eau douce à l'eau salée, du courant latéral au courant frontal, les vives eaux obligeant à mettre en panne jusqu'à l'étale. "Décidément la Loire aperçue depuis le pont de Nevers s'arrête à Ancenis, nous ramons sur un fleuve gagné des haut-le-coeur de la mer." Désenchantement des sommeils dans des bâches de chantier, et la vue d'une ville pimbêche, fille Goriot, ingrate envers son fleuve: "Nantes un peu autolâtre, comme si elle avait autre chose en tête, l'Erdre, son petit dernier." Et Michel Jullien se tourne vers un marcheur, Thierry Guidet, qui dans La Compagnie du fleuve, relevait: "Des villes se sont détournées du fleuve, aucune avec autant de sotte détermination en décidant de combler quelques uns de ses bras entre les deux guerres et, pour faire bonne mesure, de détourner l'Erdre et de la confiner dans un tunnel" (3).
Nantes où "la petite Nénette est rendue au pays des géants", pétrolier, cargos, le looping du pont de Cheviré, centrale thermique... Jusqu'aux "maisons enfantines" de Paimbœuf. Le marin qui cherche de l'oeil un café ne sait pas encore qu'il a déjà rendez-vous avec son propre futur, là, devant un café matinal, et que quelques années plus tard (d'un dégagement à un engagement) il rejoindra la communauté des Paimblotins, semblable à celle des lotophages de l'Odyssée, terre si hospitalière qu'elle prive les marins de toute envie de repartir. Le sortilège permet cependant de prolonger le voyage magique jusqu'au ciel, là où, affirme Michel Jullien, la Loire trouve son embouchure.

Daniel Morvan

Michel Jullien: Intervalles de Loire. Verdier 2020, 128 pages, 14€. 

Edition limitée illustrée par Dominique Leroy, 15 illustrations intérieures, une lithographie originale sous rabat, numérotée et signée des auteur et illustrateur. Pour souscrire, écrire par mail à lau.biaune@gmail.com


1: Jean-Jacques Rousseau: Les rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade.
2: Pierre-Henri Frangne a co-signé avec Michel Jullien un très bel ouvrage dont l'écrivain est aussi l'éditeur: Alpinisme et photographie (1860-1940), Les éditions de l'amateur, 2006.
3: Thierry Guidet: La compagnie du fleuve, joca seria, 2004, rééd. 2010.


Do Fournier: Portrait de Michel Jullien ©

jeudi 13 février 2020

Auguste Chauvin, métallo nantais fusillé en 1943


Jean Chauvin, fils d'Auguste Chauvin, le métallo, devant sa maison de Nantes, pour le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la résistance
« Dites leur que le nom des Chauvin est sans tache, et que je suis mort comme un Communard qui n'a pas voulu baisser la tête devant la bestialité fasciste. » 
Ses lèvres tremblent un peu.
Pourtant, Jean Chauvin a l'habitude. Il n'a jamais connu Auguste Chauvin, son père. Mais il a été élevé dans sa vénération.

« Les lettres de mon père faisaient partie de la stratégie éducative de maman, nous explique-t-il ensuite, après avoir surmonté l'émotion. Si je faisais une bêtise, elle me disait : qu'est-ce que ton père aurait pensé ? »
Mais quand on est le fils d'Auguste Chauvin, métallo des Batignolles fusillé à 33 ans, le 13 février 1943, et qu'on entend un comédien dire ses lettres à haute voix, devant sa maison, on pleure. Et même quand on n'est pas le fils. « C'est une belle mort que de tomber sous les balles de nos ennemis » : il parlait comme un héros ordinaire. Et son héroïsme, il l'a écrit à sa femme, de sa prison nantaise, sur du papier à cigarettes. Des phrases plus belles que celles des poètes. Des expressions non émoussées : « Si vous retrouvez ma tombe et qu'il s'y trouve une croix, arrachez-la » : ça voulait dire quelque chose, être un communiste des FTP. Ça voulait parfois dire fusillé. Ça voudrait dire, plus tard, l'honneur de la France «sauvé par la classe ouvrière », selon Mauriac. Mais aussi par des aristos de droite comme Honoré d'Estienne d'Orves, qui créa à Nantes le réseau Nemrod. Et put établir, depuis Chantenay, le 25 décembre 1940, la première liaison radio avec la France libre.
Tous ces souvenirs, ils sont là, à Chantenay comme ailleurs. Attac 44 a voulu les raviver en 2004 autour de l'anniversaire du programme social du Comité national de la Résistance. Parce qu'on les oublie. Les lettres de Chauvin n'ont été publiées qu'en 2003. « Les traces de la Résistance sont partout, explique Luc Douillard, membre d'Attac. Ce sont des gens qui se sont battus pour la liberté, les droits économiques et sociaux. Les Résistants ne se sont pas contentés de vouloir libérer le pays, ils ont aussi préparé un programme destiné à instaurer un ordre social plus juste. Au moment où l'on attaque le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous voulons rappeler son héritage. »

Aubrac et Tillion

Cet appel au souvenir a été lancé par un groupe de vétérans des forces de la France Libre : Lucie et Raymond Aubrac, Jean-Pierre Vernant, Lise London, Maurice Kriegel-Valrimont, Germaine Tillion... Tous appellent les Français à célébrer l'anniversaire d'un programme adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944, et qui jette les bases de la Constitution et de la législation sociale de notre pays. On y trouve la Sécurité sociale, les retraites, le droit à une culture et une éducation de qualité, la liberté de la presse, le droit de correspondre sans être espionné, la liberté d'aller et venir, les lois sociales ouvrières et agricoles, la liberté syndicale... Un programme peu célébré pourtant. Autour d'Attac, une centaine de personnes ont suivi cinq comédiens, encore ébranlés par la mort accidentelle du metteur en scène Michel Liard : « Chantenay, terre de résistance », proclamait une banderole. « Alphonse Braud, instituteur, déporté politique mort à Auschwitz en 1942. » Voilà ce que dit la plaque sur l'ancienne école Gutenberg. Arrêté par la police dans sa classe, ce militant communiste avait rassuré ses élèves avant de partir. Des enfants font pleuvoir des pétales de roses sur la plaque. Le cortège descend vers le boulevard de l'Égalité. Diffusée par haut-parleur, une voix sépulcrale dit les lettres de Guy Môquet et fait résonner la rue.
1, rue du Bois-Haligan, c'est là qu'Honoré d'Estienne d'Orves créa son réseau. L'occasion pour les comédiens de raviver le souvenir de cette figure lumineuse, à travers les témoignages des femmes communistes avec qui il fut enfermé. En remontant la rue, nous nous trouvons chez Auguste Chauvin, l'un des 42 fusillés de 1943. En poursuivant notre route vers la caisse locale d'assurance maladie, rue des Girondins, Jean Chauvin nous confie encore : « C'est parce que j'ai écrit un livre sur mon père que je peux aujourd'hui parler de lui. Je l'ai désidéalisé, j'ai découvert un jeune homme ordinaire. » Qui avait des rêves extraordinaires : liberté, égalité, fraternité.

Daniel MORVAN.
Samedi 20 mars 2004, 820 mots
L'association Attac 44 (Association pour une taxe sur les transactions pour l'Aide aux citoyens) invitait en mars 2004 les Nantais à célébrer le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la Résistance. A Chantenay, quartier ouvrier à l'ouest de Nantes.

mercredi 8 janvier 2020

Marie Ndiaye

Grâce à son roman, Trois Femmes puissantes (Gallimard), elle a remporté le prix Goncourt. Elle était donnée comme favorite.
Consécration d'une étoile apparue très tôt dans le ciel littéraire, à l'âge de 17 ans. Marie NDiaye vient d'ajouter le prix Goncourt au Fémina qu'elle avait décroché en 2001.
Elle a obtenu, dès le premier tour de scrutin, cinq voix contre deux à Jean-Philippe Toussaint (La vérité sur Marie, Minuit) et une voix à Delphine de Vigan (Les heures souterraines, J.-C. Lattès).
La subtilité de son roman, Trois femmes puissantes apparaît dès son titre : ces trois femmes sont accablées, anéanties. Au lecteur de comprendre en quoi elles sont pourtant dites « puissantes ». Le livre n'accuse pas les hommes du mal qu'ils font aux femmes. Il montre celles-ci se dressant au milieu d'existences désespérantes et continuant à croire à la possibilité de vivre.
La puissance des trois héroïnes, Norah, Fanta, Khady Demba, réside dans leur faculté à continuer d'aimer, malgré les hommes inconséquents, ridicules ou pitoyables qu'elles rencontrent. Même le petit Blanc qui adresse des propos racistes à sa femme noire peut être sauvé.
Une grande styliste
Ce livre condense la démarche de Marie NDiaye : elle continue d'explorer de nouveaux territoires (ici, les migrations entre la France et l'Afrique), dans une écriture d'une élégance toute classique. Ce qui ne l'empêche pas d'inventer de nouvelles manières de raconter. Par exemple, le portrait « en creux » de Fanta, décrite à travers ce qu'en pense son mari.
Loin de surplomber ses personnages, Marie NDiaye nous fait partager leur aventure intérieure. Leur histoire est aussi l'histoire de consciences qui tentent de mieux appréhender le monde.
Ce roman a rencontré le succès public avant le Goncourt. Et Marie NDiaye n'a pas sacrifié au parisianisme : Française, elle vit depuis 2007 à Berlin, avec ses trois enfants et son compagnon, l'écrivain Jean-Yves Cendrey. Un départ qui était, selon ses propres déclarations, une réponse à la politique d'expulsions du gouvernement.
Comme ses trois « femmes puissantes », la belle Marie NDiaye sait qu'il est toujours possible d'échapper à l'ennui des vies trop prévisibles. Prévisible, son prix l'était pourtant. Avec lui, Gallimard remporte son 36e Goncourt. Mais rarement la plus haute distinction littéraire française aura été plus méritée.
Marie NDiaye, 42 ans, première femme à obtenir le Goncourt depuis 1998.
Daniel MORVAN.

samedi 7 décembre 2019

Pari Texas (Le bruit des tuiles, de Thomas Giraud)

Victor Considerant

Thomas Giraud aime les perdants. Jusqu'à créer une sorte de genre littéraire, l'histoire d'échec, comme il y a les success stories. Après La Ballade silencieuse de Jackson C. Franck, qui conte le destin de celui qui aurait pu être un autre Bob Dylan, voici celle de Victor Considerant, sans accent sur le "e". Comment faire échouer une grande idée? En tentant de la réaliser. Le livre en développe le mode d'emploi, sans jamais céder à la tentation de moquer l'utopiste, avec une tendresse certaine pour ce qu'il assume d'universel en poussant un peu plus loin le rêve de société idéale. En 1855, un ingénieur et polytechnicien français développe l'idée d'une communauté sur des terres près d'un village isolé du Texas, qu'il appellera Réunion. Il recrute des colons suisses et français, et donne des conférences où tout est embobiné de manière scientifique, à partir d'un petit ouvrage de sa main, constitué "d'extrapolations" à partir d'un séjour aux Etats-Unis, de "quelques souvenirs de bivouacs dans les Vosges transposés pour les besoins de la cause dans le Nouveau Monde, de quelques idées de Rousseau", le tout mixé avec les principes de Charles Fourier et un peu de mathématiques. Thomas Giraud démonte la mécanique mentale d'un penseur qui se laisse prendre à son jeu, conformément à ce que l'on croit savoir de l'utopie, construction littéraire et vertige d'une construction imaginaire avant d'être mise en oeuvre. Ainsi Considerant se découvre écrivain et orateur. Il sait brasser les mots, en choisir qui "ne doivent pas se mélanger au risque de tomber comme on tombe d'un cheval monté à plusieurs, comme ces tuiles qui tombent car mal posées sur des murs trop instables". D'où ce titre qui en évoque un autre, promenade littéraire dans un autre continent rêvé:"Tuiles intactes et jades brisés" (Philippe Picquier, 2003) de Lisa Bresner. Conscient de sa facilité à échafauder, Considerant bétonne. "Sa démonstration est bien préparée mais il se sait au nombre de ceux dont l'enthousiasme déborde enjolive mélange fait se chevaucher tournoyer s'empiler mots, idées et concepts et il ne voudrait pas qu'il y ait là quelques fondations instables pour ce grand projet. Il s'empêche et pour être tenu, ligoté presque par ses propres mots, sa démonstration, il a deux parties, deux sous-parties et à l'intérieur encore, deux autres sous-parties, des poupées russes emboîtées qu'il ouvre patiemment en prenant le temps de respirer longuement, une, deux, trois ou quatre respirations complètes entre chaque idée." Ainsi est démontée la mécanique de l'échec, qui commence par une obsession de la forme rugueuse, un certain perfectionnisme dans l'ânonnement, une diction de prédicateur: "perdre une consonne vous disqualifierait pour le grand projet de Reunion." Au bout de toutes ces envoûtantes conférences, il y a la réalité du monde meilleur prôné par le prophète: Le pari Texas se perd dans un désert asséché, des "terres vaines, inutiles, stériles et pouilleuses", au milieu desquelles il ne sait que répéter les vieux principes, "ne trouve rien d'autre que du vide à reformuler, de vieilles idées fades et collantes comme un vieux bonbon à ressasser". Le Moïse du Nouveau monde se révèle grand diseur et piètre faiseur, même s'il se fait aider par Leroux, un paysan plus pragmatique. Jusqu'au premier mort, Reunion est un western rêvé par des Français et des Suisses lecteurs de Proudhon et Babeuf, qui ont tout prévu sauf les sauterelles, après lesquelles tous les mots sont creux. Reste une belle histoire, qui suggère que l'échec n'annule pas les rêves des hommes, qui peuvent au moins en tirer de beaux livres.
Daniel Morvan


Thomas Giraud: Le bruit des tuiles. Éditions la contre allée, 280 pages, 18,50€

mercredi 13 novembre 2019

Vie de Brendan: le voyage fabuleux revisité comme une partition

Robin Troman


Dans son premier roman, le musicien Robin Troman revisite la légende du moine irlandais, rendu célèbre par ses "navigations aux îles fortunées". Cette version contemporaine ne prend pas pour héros le moine né à Clonfert (Irlande), mais un jeune breton né quelques siècles plus tard. 


En revisitant la vie du célèbre saint irlandais Brendan, dont il existe déjà plusieurs «vies» et « navigations », quel était votre projet?

A-t-on vraiment un projet ? Une histoire est là, il faut qu’elle sorte. Puis elle génère son langage et ses règles.
Il y a très longtemps, j’avais imaginé, avec le comédien et metteur en scène Michel de Maulne, un spectacle poétique et musical à partir de ces Vita Brendani médiévales. Ce projet n’a jamais vu l’ombre d’une réalisation. Deux décennies plus tard, en survolant la Manche, j’ai noté le canevas d’une navigation féérique, qui conduirait un équipage d’île en île à travers l’Atlantique Nord. J’ai oublié ces feuillets dans la poche du veston que je portais à l’époque, et quand je les ai retrouvés encore une dizaine d’années plus tard, j’ai commencé à rédiger La vie de Brendan.

Mais cette rédaction nouvelle n'est pas la copie contemporaine d'une histoire ancienne?
En effet, mon héros n’est pas le saint abbé de Clonfert, c’est un jeune breton qui vit plusieurs centaines d’années après lui. Oui, j’ai emprunté au Brendan du poète anglo-normand Benedeit (XIIe siècle) des noms, des rencontres, des paysages, et la forme générale du voyage ; mais tous ces éléments sont décalés, inversés, recomposés. Brendan refait, à son insu, quelque chose comme la navigation de son illustre homonyme. Comment situer alors mon texte par rapport aux Brendan historiques ? Disons que c’est un surgeon, qui a poussé un peu de travers, sur la vieille souche de ce corpus médiéval.

Quelles sont les sources imaginaires de ce roman?
Enfant, j’ai baigné dans un univers de contes et légendes. J’ai voulu en faire ce chaudron, comme l’indique la dédicace à mon père Morley Troman, c’est-à-dire une matrice d’où l’on peut renaître, comme dans toutes les mythologies. Les mythes ne sont pas des objets d’étude ou de décoration : ils sont vivants, actifs, réactifs même, ils peuvent nous aider à trouver un sens à ce qui nous arrive ici-bas. Il faut les vivre, les actualiser, les transfigurer.
Visibilia et invisibilia : ce sont pour moi les deux mots les plus importants du Credo. Comme Brendan le gnostique, l’hérétique (c’est à dire, étymologiquement, celui qui choisit) je crois qu’il est toujours possible de trouver et suivre le fil qui relie le visible à l’invisible. Je m’insurge contre les positivismes qui prétendent qu’il n’y a rien au-delà du relevé précis des lignes et des surfaces, et qui réduisent l’Etre à la Manifestation.
Alors j’ai greffé de l’irréel dans le réel, j’ai brouillé les pistes. Les personnages, les lieux et les évènements de « La vie de Brendan » oscillent, sur une ligne de crête, entre l’exactitude historique et géographique, et la plus pure invention. J’ai toujours eu une grande admiration pour les faussaires.

S'agit-il donc d'un roman initiatique, voire ésotérique?
Il sera catalogué comme tel, certainement. Entendons-nous alors sur le sens d’initiatique, qui n’est certes pas la délivrance de vérités supérieures mais seulement, comme le veut l’étymologie, le fait d'initier, de commencer. Roman poétique, oui, car prose et poésie sont fondamentalement la même chose, et que seule diffère la distance focale prise par l’auteur vis à vis de la langue : aussi existe-t-il mille étapes entre la prose et la poésie. Roman ésotérique, symbolique ? Ce sont des mots qui ont mauvaise presse, mais je les assume à condition de préciser qu’ésotérique désigne simplement ce qui est à l’intérieur, et que si le symbole génère à présent autant de malentendus, c’est parce que nous en avons perdu l’usage en le ramenant à la dualité du signe. Comme le souligne le peintre, poète et philosophe Pierre Dubrunquez, le lion n’est pas le signifiant du signifié soleil, mais le soleil lui-même, sous l’une de ses épiphanies. La rose peinte par le miniaturiste persan n’est pas l’image d’une rose ayant fleuri tel jour dans tel jardin : elle est cette rose dans un de ses multiples actes d’être.

Votre démarche d’auteur a-t-elle quelque rapport avec votre démarche de musicien s’attachant à faire vivre et revivre des pages souvent oubliées de la musique baroque?
Je crois d’abord que toute littérature est musique. C’est évident pour la poésie, mais c’est vrai aussi pour le roman, et un texte qui perd son oralité court le risque de se dessécher, de n’être plus qu’un cimetière de mots. J’entends les phrases, avant même de comprendre ce qu’elles expriment. Puis je m’approche, et je distingue les mots, les idées.
Le mot écrit est un mot de substitution. Le premier mot est vibration, déplacement d’air, physique, concret, qui se réfléchit de paroi à paroi dans une salle dallée de marbre, qui se clame dans un amphithéâtre à ciel ouvert, qui se chuchote à l’oreille.
Les mots gravés dans l’argile ou la pierre, tracés à la craie, au pinceau, imprimés sur une feuille de papier, tous renvoient à une phonè primitive.
Je préfère phonè à verbe. La phonè nous permet d’être à la racine commune du mot et de la note de musique, dans une strate profonde où la phrase parlée et la mélodie sont encore indissociées. Jean nous dit que rien de ce qui a été fait n’a été fait sans cette phonè. Elle est la vibration initiale qui fait apparaître le monde.

C'est aussi ce qui définit votre démarche de musicien?
J’appartiens à ce courant de pratique musicale qu’il est convenu d’appeler, d’un terme inélégant et qui ne désigne qu’une partie de la réalité, interprétation historiquement informée. Cela veut dire que pour jouer les musiques des siècles passés, nous prenons en compte, directement et indirectement, toutes les informations dont nous disposons sur la facture, le diapason, l’accord des instruments, à travers les ouvrages théoriques et pratiques, ainsi que les disciplines associées comme la danse, la rhétorique, la liturgie etc…
Le but n’est pas, comme on le laisse croire, d’aboutir à une reconstitution historique, mais de mettre en avant cette vérité fondamentale et commune à tous les arts: que l’œuvre est le fruit d’une dialectique entre l’idée et le matériau, et que les caractéristiques de ce dernier modifient grandement (voire déterminent entièrement) l’idée initiale de l’artiste, comme une veine dure que le sculpteur rencontre dans le bois va infléchir la direction et la force de ses coups de ciseaux. Mépriser ou négliger le matériau – et j’entends matériau dans un sens très large – revient alors à défigurer l’œuvre.
Notre rapport à l’histoire est donc vivant, fécond. La rigueur, l’exactitude de nos informations n’ont de valeur que transmuées en plaisir, en émotion. En écrivant La vie de Brendan, je n’ai peut-être fait qu’appliquer à une fiction cette approche musicale. On ne saura jamais, au fond, comment sonnaient les œuvres de ces époques reculées, comment les gens les entendaient, ce qu’ils ressentaient, ni quelles pensées les visitaient au réveil et quel goût ils avaient le soir dans la bouche ; mais le travail vers cet objectif favorise l’éblouissement d’une page ou d’un moment musical, qui est toujours une grâce.

Ce texte est-il aussi pour vous une façon d’écrire le récit ou le mythe de vos origines? Auriez-vous écrit ce livre si vous n'étiez pas le fils de Shula et Morley Troman, parvenus en Bretagne, après s'être rencontrés dans un camp, au terme d’une longue "navigation" dans ce qu'on appelle les eaux mouvementées de l'histoire…
Ce ne fut pas toujours facile de porter cette double hérédité judaïque et britannique, surtout en essayant d’y incorporer une patrie choisie, la Bretagne ! J’ai souffert, à l’école, d’avoir des parents qui n’étaient français ni l’un ni l’autre, et qui surtout ne faisaient rien comme tout le monde. Passées les humiliations et frustrations de l’enfance, j’en ai conçu une certaine fierté. Moitié anglais, moitié français, disais-je pour faire simple, sans savoir alors qu’on n’est jamais moitié-moitié, mais entièrement l’un et entièrement l’autre. Je n’ai pas oublié non plus les leçons de mon professeur de philo, au lycée de Lannion, Emmanuel Nikkiprovetski, qui devant nos enthousiasmes d’adolescents avides de découvrir la racine, la clé de toutes choses, nous mettait en garde contre la problématique de l’origine, qui n’explique pas tout, disait-il. L’origine biologique, nationale ou sociétale, on s’en moque. C’est un piège pour nous fourrer encore dans des petites cases (furieuse passion de l’homme pour la classification !) Mais le mythe de l’origine, oui – plus fécond que celui de la fin – est intéressant.

Alors, Brendan correspond-il à ce mythe ? 
Pas tellement. On n’y trouve ni cette Mitteleuropa ni cette Olde England qui me hantent. Un jour, certainement, je donnerai corps non pas à un mythe, mais à un récit, un récit fondateur, celui, mille fois entendu dans mon enfance, du camp de prisonniers de Vittel où mes parents furent incarcérés. Le Camp. Toutes les histoires sur la vie de cette société fermée, microcosme reproduisant les tares aussi bien que les solidarités de la France occupée, monde en sursis qui fut l’endroit où la route de mon père, étudiant anglais capturé par les allemands à Jersey en 1940 puis déporté dans un stalag en Bavière et finalement nommé professeur de dessin et de littérature pour les prisonnières, croisa en 1943 celle de ma mère, Shulamith Przepiorka, née à Jaffa, fille d’émigrés juifs rattrapés par l’histoire (1). Et le dramatique épisode final des Polonais en transit, que mes parents, impuissants, virent repartir vers les chambres à gaz après avoir cru qu’ils en étaient sauvés. Les eaux mouvementées de l’histoire…

Recueilli par Daniel Morvan

Robin Troman: La vie de Brendan. Éditions le Moustier (Langoat), 2019. 204 pages, 17€

1: Shulamith Przepiorka et Morley Troman se sont rencontrés en 1943 au camp de Vittel. Après la guerre, ils s'établissent à Paris et débutent leur carrière d'artiste, Morley sculpteur, Shula peintre. Pierre Emmanuel, Romain Gary fréquentent leur atelier de Montparnasse. Morley travaille aussi pour les émissions en langue anglaise de la radio. En 1958, ils décident que l'air de Paris est devenu irrespirable (déjà) et s'établissent en Bretagne. Morley publie deux romans, "The hill of sleep" et "The devil's dowry" aux éditions Chatto & Windus à Londres. Tous deux continuent d'exposer à Paris mais leur activité se recentre progressivement sur la Bretagne. Parallèlement à son activité de sculpteur (il a créé l'association Sculpteurs-Bretagne, dont il fut le premier président), Morley devient l'un des principaux auteurs de "dramatiques" à Radio-Bretagne-Ouest. Morley est mort en 2000, Shula en 2014.


vendredi 11 octobre 2019

À Paimboeuf, Dominique Leroy a ouvert son atelier aux apprentis artistes


< archive 2019>  Sa maison est la plus scrutée de Paimboeuf, la façade tapissée de chambres à air en bord de quai. Même la Loire monte aux fenêtres voir si le travail avance. Du dedans cela fait comme un bateau ivre, avec à la barre un capitaine Nemo un peu Chagall, qui rêve le monde sous forme de visages médusés, de paysages de déluge. C'est la demeure et l'atelier de Dominique Leroy, peintre diplômé. Pas ours pour deux liards, le taulier pose souvent sur sa chaise dans la rue et lie conversation avec le passant.
S'exposer, oui. Il le fait parfois, trop rarement, à Saint-Nazaire ou chez lui, pour fêter le passage d'une flotille avec sa voisine peintre, Do Fournier. Mais enseigner? Il y pensait, mais tiquait à l'idée de poser en vieil académicien dispensateur de recettes. Aujourd'hui le fauve doux fend l'armure et ouvre un atelier d'art. Ne dites école, ni cours, ni leçon. Dites métier, pratique, méditation, sortie de piste, disparition des radars, même.
Dominique Leroy mit son expérience à disposition de quiconque, se sentant comme une fleuriste amnésique, ne sait pas par quel bout prendre le bouquet. À disposition de tout enfant curieux des arts, tout amateur désireux d'aller voir de l'autre côté d'un miroir qui ne lui renvoie que des barques, des chats et des sujets de convention.

"Rendre les gens libres"


Résumé du projet? "Rendre les gens plus libres de faire ce qu'ils ont envie, de jeter par dessus bord tout ce qui les ennuie, tout ce qui se répète dans leur manière de peindre, de dessiner. Les chats, les chiens, les bateaux. Cela n'a rien d'un cours classique avec des natures mortes et des aquarelles. Je vous aide seulement à vous rapprocher de ce que vous voulez faire."
La chose est dite, cela dure trois petites heures par semaine, et cela se termine par le thé du patron. Avec conversation à livre ouvert devant des grands albums d'art, pour voir comment les grands prennent du champ avec le monde simplifié qui est nôtre: "l'esprit humain ne peut rien créer, il ne peut être fécondé que par l'expérience et la méditation", est-il écrit quelque part sur un de ses livres. Au test des premières heures d'atelier, le fauve doux se révèle un bon pédagogue, pas dirigiste, vous guidant en douceur, aidant chacun à prolonger son geste, à forcer en bougonnant le passage vers des noirs de charbons impensables. De ces longues mains qui reviennent dans l'esquisse d'une autre, ou encore de ces découpes au cutter qui, incisant un calque opaque, révèle des feuillages. Dans ce bateau ivre, on se décloue du poteau des couleurs.
Au bout de quelques heures vous avez pondu quelque chose d'informe, avec des ombres sur le côté. C'est surtout ces ombres qu'il faut travailler. Tout reste à faire, vous êtes toujours devant les fleurs éparses, sans savoir, et pourtant vous sentez avoir ouvert une brèche. Vers quoi? Votre dessin intérieur?


L'Atelier de Dominique Leroy se situait quai Boulay-Paty et 98 rue du Général-de-Gaulle, 44560 Paimboeuf.